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de sa principale culture. Il signale au roi que, même en temps de paix, le renfort de troupes offrirait deux grands avantages au pays, à savoir: celui de procurer des époux aux femmes, dont le nombre est de beaucoup supérieur à celui des hommes, et celui non moins important de faciliter les échanges si les soldats reçoivent leur solde en monnaie de billon, attendu que le numéraire manque complètement, comme à Saint-Domingue et à Porto-Rico. Il se termine enfin par un appel à la générosité du monarque en faveur de malheureux colons à ce point appauvris par la ruine de leurs cultures de cacao, qu'ils ne possèdent, entre eux tous, qu'un seul vêtement de rechange présentable, lequel ils se passent à tour de rôle pour aller à l'église une fois l'an remplir leurs devoirs religieux (preceptos anuales) (1). On ne saurait présenter un tableau plus saisissant de la misère publique à cette époque.

La cour d'Espagne fit-elle droit à la requête ? C'est ce qu'il est impossible de préciser; seulement, il y a lieu de le croire, car nous verrons bientôt la soldatesque jouer un rôle politique dans les affaires du pays. L'Espagne, à cette époque, s'occupait beaucoup de l'avancement de ses colonies transatlantiques. Une cédule royale, à la date du 12 février 1742, venait, deux ans plus tard, détacher encore les îles de la Trinidad et de la Marguerite, et les provinces de Guayana, Cumaná et Maracaibo, des douanes de Santa-Fé de Bogata, pour les incorporer à celles de la capitainie générale de

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., pp. 1-24.

Caracas, dans le but d'obtenir une répression plus efficace du commerce interlope qui se pratiquait à cette époque sur une plus grande échelle que jamais dans les colonies espagnoles (1); à peu de chose près on n'y consommait alors que des articles de provenance française ou hollandaise. Ce commerce était très actif sur les bords de l'Orénoque et du golfe de Paria. A la Trinidad, il était surtout pratiqué par les Hollandais; le mot flamand escalin (2), encore employé dans le pays pour désigner le réal sancillo ou simple, en est la preuve évidente.

A toute la misère dont souffrait alors la colonie vinrent s'ajouter les dissensions politiques, ces compagnes inséparables des malheurs publics. Le désordre éclata à l'occasion du départ du gouverneur Don Estevan Simon de Liñan y Vera pour Cumaná. Pour un motif que nous n'avons pu découvrir, mais que nous pouvons raisonnablement supposer avoir été une violente opposition du cabildo à son gouvernement, le gouverneur s'était absenté de la colonie sans donner avis à la corporation de son départ, et en avait délégué le gouvernement intérimaire au commandant militaire, le major Espinosa. Tout cela s'était passé secrètement dans les premiers jours de juillet 1743; le cabildo n'en fut averti que le 9 du même mois. Il s'assemble aussitôt en tumulte et décide que la nomination du major est illégale, et que pendant l'absence du gouverneur les

(1) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, no 76, p. 55.

(2) L'escalin est une monnaie hollandaise de la valeur d'environ 12 sous.

deux alcades en service ordinaire ont seuls le droit d'exercer le gouvernement civil et militaire de l'île, ainsi qu'ils en avaient déjà usé à la mort du gouverneur Don Bartolomé de Aldunate y Rada, en 1733; en conséquence, le major est destitué de ses fonctions publiques. Le précédent invoqué n'était certes pas applicable au cas présent, puisque la place était alors demeurée vacante, tandis qu'elle était à présent occupée; il y a donc apparence que, dans la circonstance actuelle, le cabildo n'avait réclamé le pouvoir que pour les honneurs, et peut-être aussi pour les émoluments qui y sont attachés. Quoi qu'il en ait été, le major protesta contre la mesure qui le frappait, et, soit pour mettre le cabildo à l'ordre, soit pour tâter prudemment l'opinion publique, appela la milice sous les armes. A cet acte d'autorité, le cabildo répondit par un contre-ordre à la milice et une injonction au major de venir se présenter à sa barre quatre heures après notification du mandat de comparution. On voit que c'était en définitive la population qui était appelée à trancher le différend, par son obéissance à l'une ou à l'autre de ces deux autorités. Elle le trancha, en effet, en refusant de prendre les armes, et se rangeant par le fait, comme toujours, du côté du pouvoir populaire. Se voyant abandonné de la milice, le major, on le pense bien, se garda de se présenter au cabildo; il prit refuge au Port-d'Espagne, abandonnant la capitale à la population insurgée contre son autorité. Le cabildo, de son côté, décréta à la date du 13 juillet que, conformément à la loi des Indes, il prenait à sa charge le commandement militaire de l'ile pendant l'absence du gouverneur, et ordonna la noti

fication du décret au major Espinosa, au Port-d'Espagne (1).

Les choses restèrent en cet état jusqu'au retour du gouverneur, dans les premiers jours d'avril 1745, et alors elles s'aggravèrent considérablement; le cabildo, il est vrai, sembla se soumettre tout d'abord à son autorité, mais la population entière se mit en pleine révolte, les militaires compris. Une clameur formidable s'éleva contre Don Estevan Simon de Liñan y Vera; on l'accusa d'exaction et d'oppression; on lui imputa des vexations et des violences. Les esprits s'échauffant de plus en plus, aux cris tumultueux succédèrent les outrages. Une bande de révoltés, composée de bourgeois et de militaires, s'empara de sa personne et le conduisit au Port-d'Espagne, où il fut jeté les fers aux pieds dans la casa real et gardé à vue par deux sentinelles; puis elle se saisit de ses biens, qu'elle mit en embargo ou sous séquestre. Pendant tout le cours de cette révolte, le cabildo s'était profondément endormi; il ne s'était réveillé que plusieurs jours après, pour la sanctionner par un acte public et l'aggraver même par de nouveaux outrages. Dans sa séance du 7 avril suivant, la première après la sédition, sur un rapport des événements rédigé par un des alcades, il décide de s'interposer entre la population et le gouverneur pour éviter de

plus grands malheurs, et décrète que celui-ci s'étant absenté de la colonie sans permission, il était, par le fait et conformément aux lois des Indes, déchu de son

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., pp. 1-24.

gouvernement, et ne pouvait, en conséquence, être considéré que comme un usurpateur, et que, en attendant le bon plaisir du roi, il était suspendu de ses fonctions, et ses biens mis en embargo. Poussant l'audace de la séquestration jusqu'à son extrême limite, il décide en même temps de mettre l'embargo sur ses émoluments, par requête officielle au capitaine général de Caracas et aux deux principaux employés au trésor royal de ce gouvernement (1). Par cette interprétation machiavélique de la loi, et par cette sanction pure et simple des actes séditieux de la population, la connivence du cabildo était grossièrement affirmée: évidemment il avait été l'instigateur des désordres, dans le but de conserver le pouvoir qu'il avait usurpé.

Une répression sévère et complète ne pouvait pas manquer de s'ensuivre. Dès l'arrestation du gouverneur, le major Espinosa s'était hâté de quitter la Trinidad pour aller rendre compte des événements au gouverneur de Cumaná. Celui-ci, aussitôt, en fit parvenir la nouvelle dans tous ses détails au capitaine général de Caracas, qui la dépêcha à son tour dans tous ses détails au vice-roi de la Nouvelle-Grenade, le chef militaire hiérarchique de son gouvernement, lequel se trouvait heureusement en ce moment à Carthagène. A la date du 12 août suivant, les ordres du vice-roi furent expédiés au gouverneur de Cumaná. La dépêche qualifiait

d'attentat injustifiable et d'excès de pouvoir » les actes et menées du cabildo et des alcades à l'égard de

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 25 et seq.

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