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leur gouverneur, et donnait plein pouvoir au capitaine Don Felix Espinosa de los Monteros, lieutenant gouverneur de Cumaná (1), et probablement parent de l'excommandant militaire de la Trinidad, pour « se transporter dans cette île, élargir son gouverneur de la prison où îl était détenu, et le remettre en possession des charges et emplois dont il avait été violemment dépossédé; elle conférait en même temps au capitaine l'autorité d'un juge-commissaire pour instruire l'affaire et punir les conspirateurs et leurs complices (2). Don Felix Espinosa de los Monteros, à la tête d'un corps de troupe assez fort pour abattre le gouvernement insurrectionnel, débarqua sans opposition à la Trinidad le 4 décembre 1745. Son premier soin fut de rendre à la liberté le malheureux gouverneur Don Estevan Simon de Liñan y Vera, prisonnier depuis huit mois. Conformément à ses instructions, il le remit immédiatement en possession de ses biens. Il voulut aussi le réintégrer dans ses fonctions; mais les mauvais traitements, la captivité et la maladie l'avaient rendu incapable de reprendre la charge des affaires publiques, et le capitaine Espinosa dut accepter, non sans regret, sa démission. Puis, procédant immédiatement après à une information judiciaire sur les actes coupables du cabildo et de ses complices, il condamna les deux alcades usurpateurs à

• (1) Le lieutenant gouverneur était un des hauts fonctionnaires de la colonie, tel que le commandant militaire, l'assesseur, etc.; il était désigné pour remplacer le gouverneur en cas de mort ou d'absence.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 26 et seq.

la prison et aux fers, et leurs complices à dix années de bannissement (1). Parmi ces derniers se trouvaient trois autres membres de la corporation, MM. Farfan, Romero et Ynfante, qui se retirèrent à la Havane (2); les deux alcades étaient MM. Lozado et Soto. Tous leurs biens furent confisqués pour subvenir aux frais de l'expédition et des poursuites (3).

Ainsi se termina cette ridicule révolte, dont le pire des résultats fut de priver la maigre colonie de ses enfants les plus capables. On ne saurait hésiter à accuser de ce malheur les deux alcades en service ordinaire, puisqu'eux seuls avaient un intérêt de vanité, et peutêtre aussi d'argent, à usurper le pouvoir. Il ne faut pas s'étonner de trouver autant de suffisance dans une population aussi réduite et pauvre, car c'est souvent sous les haillons de la misère que bouillonnent les passions les plus orgueilleuses. Pour être juste cependant, il convient de faire remarquer que le cabildo de la Trinidad n'était pas le seul à cette époque à donner le spectacle de la soif des honneurs et du pouvoir; dans toutes les colonies américaines de l'Espagne, la corporation visait à usurper les droits de la métropole et à s'emparer du gouvernement. Il semble que l'esprit envahisseur de la bourgeoisie française de l'époque s'était implanté dans le Nouveau-Monde; les cabildos voulaient se faire parlements. Mais, justement alarmée

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 30 et seq.

(2) Tradition rapportée par M. E.-L. Joseph.

(3) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 30.

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de leurs prétentions, l'Espagne avait fini par mettre un terme à leurs convoitises; peu à peu les limites de leur autorité avaient été resserrées, et, par la vénalité et la perpétuité des emplois, nous verrons par la suite transformée en corps aristocratique, mais impuissant, cette antique barrière opposée au pouvoir féodal par le peuple espagnol (1).

Par suite de la démission du gouverneur, le capitaine Don Felix Espinosa de los Monteros fut contraint de gouverner la colonie jusqu'à ce qu'il fût pourvu son remplacement. Il y a apparence que, sous son administration, la misère publique s'aggrava des conséquences de la révolte du cabildo, car nous trouvons, å la date du 11 avril 1746, un tarif officiel des productions de l'ile, émanant d'une commission nommée ad hoc, pour le paiement des impôts en nature. Ce document est précieux en ce qu'il donne une idée exacte des cultures de l'île à cette époque d'excessive dépression. On n'y voit figurer aucune denrée de premier ordre, telle que le cacao; le sucre y est coté, comme objet de luxe, à trois réaux la livre. Les produits de la culture sont le maïs, le manioc, le riz et la banane, comme pains; les pois et les haricots, comme légumes; la canne à sucre pour sirop, et le tabac et les fruits. Le gros et le menu bétail y sont représentés par le bœuf et le cochon, et les volailles par les poules et les canards; à ces viandes il faut ajouter les produits de la chasse et de la pêche. On n'y trouve la mention d'aucun produit manufacturé, sauf la cassave, le sucre

(1) Baralt, Historia de Venezuela, t. I, ch. xv, p. 290.

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et le sirop; nulle mention n'y est faite non plus de toiles, de hardes, de chaussures et de vaisselle (1). Il faut en conclure que, par la fertilité du sol, la facilité de l'élève des animaux domestiques et l'abondance du poisson et du gibier, les colons de la Trinidad devaient vivre dans l'abondance, mais que, par paresse, par insouciance ou par dédain, il leur importait peu de coucher sur la paille, de se vêtir d'un guayuco, de se chausser de sabots et de manger dans une calebasse. Et pourtant, nous les avons vus, ces dignes enfants de l'Espagne, et nous continuerons à les voir, sous leurs loques, toujours superbes et orgueilleux, essayer de dominer le gouvernement métropolitain de l'île.

Le gouvernement intérimaire du capitaine Espinosa ne dura que six mois; le 3 juin 1746, il eut pour successeur le lieutenant-colonel de cavalerie Don Juan José Salcedo. Sous cette nouvelle administration, le cabildo continua à se montrer récalcitrant. Aussitôt arrivé à San-José de Oruña, le nouveau gouverneur, s'apercevant du délabrement des édifices publics, l'invita à faire recouvrir l'église de feuilles de palmier, afin de l'empêcher de tomber en ruines; mais il s'y refusa avec cette mauvaise excuse qu'il n'avait pas de fonds à sa disposition, quand il lui eût été si facile d'obtenir cette petite réparation en ordonnant quelques corvées d'esclaves ou d'Indiens. Le gouverneur n'insista pas; il semble, à partir de ce moment, avoir abandonné les choses à leur cours naturel, sans se

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 31.

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préoccuper le moindrement de leur amélioration. Le cabildo, de son côté, ne trouvant plus matière à récrimination, se livra plus que jamais au dolce far niente ; à peine trouve-t-on dans ses archives une séance par an pendant quatre ans, pour l'élection de ses membres. Le plus souvent il ne se réunissait que pour élire les mêmes personnages (1). La colonie était arrivée à ce point d'affaissement que toute administration y avait pris fin; l'état politique du pays était tombé au niveau de son état social.

Le cabildo ne se réveilla enfin de sa longue léthargie que pour demander le rappel des bannis de l'insurrection de 1743. En 1750, il adressa au roi Ferdinand VI, successeur de Philippe V, une pétition dans laquelle, après avoir exposé la misère des habitants par suite de la ruine de leur culture de cacao et de la rareté du poisson, il représente au souverain que cette situation, déjà si sérieuse par elle-même, s'est encore aggravée par suite de la détention et de l'exil de l'élite de la population de l'île, à ce point qu'il ne se trouve plus dans la colonie assez d'hommes intelligents pour remplir les fonctions publiques; il trace ensuite un tableau lamentable de la condition des familles des proscrits, privées de leurs chefs, et termine par une demande d'amnistie en faveur de ces proscrits, « pour que le pays ne devienne pas un désert (2). » Cette requête, adroitement formulée et vraie dans ses considérants, sauf celui de la rareté du poisson, qui est encore abon

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, mis., p. 34.

(2) Id., ibid., p. 35.

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