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d'un cabildo ignorant et tracassier, et de changer la marche embarrassée des affaires publiques.

San-José de Oruña, que nous n'appellerons désormais que Saint-Joseph, était peu propre à demeurer, à cette époque, la ville principale du pays. Cette ville, abandonnée de ses habitants depuis trente ans, était littéralement devenue une ville déserte; le petit nombre de ceux qui étaient revenus dans l'île après l'avoir quittée s'étaient retirés sur leurs conucos, où ils vivaient comme ils pouvaient. Les alcades et les autres membres du cabildo eux-mêmes ne s'y rendaient qu'à des intervalles de plus en plus rares pour y tenir leurs séances; il n'y avait guère que le curé, ses employés et quelques fonctionnaires qui y vécussent. Pour obéir à la loi, chaque père de famille y avait, il est vrai, sa chaumière, mais aucun d'eux ne l'habitait; tous demeuraient à la campagne. Cette ville, naguère opulente, ne présentait plus que le spectacle de la désolation; ses édifices publics et ses maisons particulières tombés en ruine, ses rues envahies par l'épaisse végétation des tropiques, son sol crevassé par les pluies torrentielles de l'hivernage, offraient une multitude de repaires aux animaux malfaisants (1). Élevée d'ailleurs loin de la côte, pour la mettre à l'abri des déprédations des corsaires, elle avait rendu au pays, pendant un siècle et demi, tous les services qu'on en avait pu attendre, et elle était devenue inutile maintenant que le temps des boucaniers et des flibustiers était passé, et que les

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 43 et seq.

corsaires, devenus marchands, recherchaient l'amitié des colons espagnols pour s'enrichir par la contrebande.

Le Port-d'Espagne, au contraire, répondait parfaitement aux besoins nouveaux de la colonie; sa situation, à l'entrée septentrionale du golfe de Paria, était avantageuse au repeuplement et au commerce de l'île. Cette bourgade, que nous avons vue à l'origine formée de quelques huttes de pêcheurs, n'avait pas encore acquis de l'importance, mais elle avait commencé à marcher dans la voie du progrès. Sa population, mélangée d'Espagnols indianisés, de métis, et même d'étrangers français et corses (1), et que nous ne pouvons estimer à moins de trois à quatre cents âmes, n'avait pas les goûts de turbulence et d'indolence de celle des environs de Saint-Joseph; elle était paisible et travailleuse. Sa principale industrie était la pêche; elle trafiquait de la dépouille et de l'huile des tortues, et de la pescada ou poisson salé et desséché au soleil, tel qu'il se prépare de nos jours à la Marguerite (2). Elle trafiquait aussi de ses productions agricoles; dans la vaste plaine s'étendant au nord et à l'ouest de la ville, elle cultivait en dehors de ses besoins : le maïs, le tabac et la canne à sucre violacée dite créole, mais originairement importée, on l'a vu, des îles Canaries à Saint-Domingue. Le jus de la canne était exprimé au moyen de trapiches de mano ou moulins à main; ce mécanisme primitif con

(1) Los Heroes y las Maravillas del Mundo, art. Trinidad, p. 400.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 72 et seq., tarif.

sistait en un épais plateau de bois, de la forme d'un écu d'armoiries, et de la dimension d'un pied et demi à deux pieds, sur un pied à un pied et demi, tout autour duquel était creusée une rigole terminée en bec à la pointe inférieure; au milieu, du côté opposé au bec, était pratiqué un fort tenon qui le fixait, au moyen d'une mortaise, au tronc d'un arbre vert dont le feuillage ombrageait les opérateurs, et au-dessous du plateau, un poteau fiché en terre, à la hauteur de deux pieds. et demi à trois pieds, le supportait au centre dans une position horizontale légèrement inclinée vers le bec; un long levier de bois emmanché dans le même tronc d'arbre au-dessus du plateau, et agissant à force de bras sur le milieu légèrement convexe de ce plateau, pressait la canne dont le jus était conduit par la rigole à un récipient placé sur un trépied au-dessous du bec. De ce jus, appelé vesou, les habitants du Port-d'Espagne obtenaient du rhum par la distillation, et du papelon (1) par la cuisson. La capitale naissante acquérait un aspect vivant et prospère des quelques boutiques où se débitaient ces produits aux contrebandiers, qui venaient y échanger leurs quincailleries, merceries et rouenneries (2). A cette époque, elle ne s'étendait à l'ouest que jusqu'à son embarcadère (3) appelé la Puntilla ou

(1) Le mot papelon signifie carton; il a sans doute été appliqué à ce produit parce que la masse en était moulée comme l'est celle du carton. Ce carton-sucre n'est autre chose que du vesou solidifié.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 72 et seq.

(3) Nom donné par les Espagnols aux points de la côte le plus

Petite-Pointe, situé derrière la cathédrale catholique actuelle, et formant aujourd'hui le prolongement de la rue Nelson; à l'est, elle est bornée par les momes de Laventille (1). Elle ne comprenait donc que les deux rues désignées par les noms de Duneau et de Nelson. C'est à son extrémité orientale que se trouvait la casa real ou palais du gouverneur, au bord d'une belle source d'eau vive, anciennement connue sous le nom de source de Madame Monéreau, et maintenant perdue sous les terrains de comblement (2). Le grand canal, dit Rivière-Sèche, qui traverse aujourd'hui ce site, n'avait pas encore été creusé. Cette ville encore petite, mais vivante, était évidemment, sous tous les rapports, mieux située que la ville morte de SaintJoseph pour préparer la voie à la colonisation de l'île.

Une autre circonstance heureuse, la renaissance de la culture du cacao par le forastero, dont il a déjà été question, vint en même temps aider à cette colonisation. On ne sait au juste à qui nous sommes redevables de son introduction; des papiers de famille seulement nous apprennent que la culture en commença de 1756 å 1758 (3). A cause de cette date, qui coïncide avec celle de l'arrivée des religieux dans l'île, les pères Capucins aragonais de Santa-María, on peut raisonna

favorablement situés dans le voisinage des établissements pour l'embarquement de ses produits.

(1) Ce nom est la francisation de l'espagnol la ventilla, ou petite auberge.

(2) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, ch. vi, p. 150 et seq.

(3) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. vII, p. 154.

blement accorder à ces religieux l'honneur de cette introduction. Cependant, il n'est pas impossible que ce cacao, comme le créole, ait été directement introduit par les Hollandais, avec lesquels la Trinidad avait continué à faire un petit commerce clandestin. Quoi qu'il en ait été, le nouveau cacao s'adapta admirablement au sol et au climat trinidadiens. La culture, toutefois, n'en fut entreprise que sur une toute petite échelle pendant la période qu'embrasse ce chapitre. Ce n'est, en effet, qu'en 1775 que, à la suite du maïs, la principale production de l'ile à cette époque, nous le trouvons coté au tarif au prix de cent vingt réaux ou quinze dollars la fanega de cent dix livres (1). Cette lenteur dans la production de cette denrée était inévitable, par la double raison que l'île était alors presque déserte, et que ses quelques habitants ne pouvaient encore, eu égard au passé, que conserver des doutes bien légitimes sur le succès de l'entreprise. Le cacaoyer, d'ailleurs, comme tous les arbres fruitiers, est long à produire, et plus long encore à rémunérer le planteur en donnant des revenus. A trois ou quatre ans, vrai, il commence à fleurir et à donner quelques fruits; mais ce n'est guère qu'à l'âge de huit ou dix ans qu'il en produit en quantité suffisante pour subvenir aux frais de sa culture. On comprend dès lors que la reprise de la culture de cette denrée n'ait pu que bien tardivement apporter un soulagement à la misère des habitants de l'ile.

il est

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 72 et seq.

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