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forts, afin de pouvoir opposer la force à la force. Ils étaient braves et résolus, et leur alliance apportait un puissant appoint à la résistance des Français. Ces alliés d'un côté, et les colons anglais de l'autre, formaient deux camps ennemis s'observant l'un l'autre, et depuis longtemps prêts à en venir aux mains (1).

Mais ce fut surtout à la Grenade que se manifesta avec intensité l'animosité des nouveaux colons anglais à l'égard de sa population française. Cette population, comme celle des autres îles françaises cédées à l'Angleterre, ne s'était pas expatriée. Liée au pays par ses habitudes, ses relations et ses intérêts, elle avait presque tout entière accepté de vivre sous le gouvernement anglais, et prêté le serment d'allégeance à la nouvelle métropole. Cet hommage implicite rendu aux vainqueurs par la population de l'ile fut récompensé, dit l'impartial écrivain anglais que nous suivons, par la concession de plusieurs privilèges honorables. Entre autres, les catholiques romains furent déclarés éligibles à l'Assemblée, admis au conseil au nombre de deux, et en plus grand nombre encore à la commission de la paix. Ces prérogatives diverses causèrent un violent mécontentement parmi les Anglais devenus acquéreurs de propriétés. Ils s'ingénièrent, mais sans résultat, à dépouiller leurs co-sujets de leurs privilèges gênants, et leur insuccès ne servit qu'à les rendre encore plus exaspérés contre les objets de leur aversion. L'admission des catholiques à l'Assemblée surtout fut la cause

(1) Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, t. IV, ch. v, p. 4.

d'une si grande répugnance, que plusieurs protestants zélés refusèrent de continuer à remplir leurs devoirs législatifs. Cette profonde aversion des vainqueurs pour la religion de la population catholique de l'île était grosse de tempêtes; petit à petit, elle avait amoncelé des haines vivaces, d'où pouvait résulter, d'un moment à l'autre, une conflagration générale (1).

Sous le rapport économique, la situation de ces îles n'était pas moins déplorable; leur principal produit, le café, avait subi une baisse si considérable, que sa culture en était devenue improductive. Les plantations elles-mêmes étaient attaquées par la vermine et menacées de destruction; leur formidable ennemi était le bachaco ou fourmi-parasol (2). L'insecte s'y était multiplié à ce point qu'il était devenu une calamité publique. Tout le sous-sol des cultures en était envahi ; il ne formait qu'une vaste fourmilière, où les racines des plantes, à demi-découvertes, ne trouvaient plus qu'une alimentation insuffisante. Les feuilles des plantes étaient aussi attaquées par ces fourmis dévastatrices; toutes les nuits, elles y faisaient de constantes découpures, et de bonne heure, le matin, on les voyait en légions innombrables rentrer dans leurs souterrains, chacune portant au-dessus de sa tête, comme un parasol, son petit rond de verdure; de là le nom vulgaire qu'elles ont reçu. Des voyageurs ont écrit que leur nombre

(1) Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, t. IV, chap. v, p. 5 et seq.

(2) De Verteuil, Trinidad, its Geography, etc., ch. III, p. 139. La fourmi parasol serait, d'après cet auteur, l'Atta cephalotes de Fabricius.

devenait parfois si considérable, qu'elles émigraient d'une île à l'autre en se formant en boules immenses pour traverser le bras de mer qui les sépare. Aucun remède efficace n'avait encore été découvert pour combattre le mal, et par sa violence et par la baisse de la denrée, les cultivateurs marchaient à la ruine (1).

Tel était le triste sort de ces populations naguère heureuses et prospères, lorsque Charles III, les regards toujours tournés vers ses colonies américaines, qu'il avait pris à tâche de relever de leur abaissement, conçut le projet de les employer à la colonisation de son île déserte de la Trinidad. Ces populations laborieuses, éclairées, et encore pourvues des débris de leur fortune et d'un grand nombre d'esclaves, étaient pour cette île une acquisition inappréciable. Pour les y attirer, le roi, à la date du 3 septembre 1776, fit rédiger un réglement de poblacion ou de repeuplement, par lequel il était accordé gratuitement des terres aux étrangers qui iraient s'y établir, à la seule condition qu'ils fussent catholiques. L'exécution du règlement fut confiée aux soins du capitaine au régiment d'infanterie de la Coruña, Don Manuel Falquez, qui fut nommé gouverneur et capitaine général de l'île, en remplacement de Don Juan de Dios Valdez y Varza; c'était, paraît-il, un administrateur habile, versé dans les langues étrangères. A ces premières mesures, Charles III ajouta la création d'une intendance royale à Caracas, avec charge de pousser à l'avancement de la population, de l'agri

(1) Saint-Laurent, Considérations sur l'établissement d'une colonie, etc., ms., 1777.

culture et du commerce de cette province, de celles de la Guyane, de Cumaná et de Maracaibo, et des îles de la Marguerite et de la Trinidad; à cet effet, ces îles et provinces furent détachées, par cédule royale du 8 septembre 1777, du nouveau royaume de Grenade, et administrativement annexées à la capitainerie générale de Caracas, et la Trinidad ne demeura plus que juridiquement attachée à Santa-Fé de Bogota (1). Don José de Abalos, le premier intendant de Caracas, fut particulièrement chargé de veiller à la réussite de la colonisation de l'île, et d'aplanir les difficultés qui pourraient se présenter (2).

Don Manuel Falquez reçut le gouvernement de l'île le 30 décembre 1776 (3), moins de trois mois après la date du règlement de repeuplement; son premier soin fut de le répandre, traduit en français et en anglais, dans toutes les Antilles. Ce fut, on le pense bien, à la Grenade, la plus voisine et la plus maltraitée des îles françaises cédées à l'Angleterre, qu'il reçut l'accueil le meilleur et le plus empressé. Sur-le-champ, un de ses créoles les plus recommandables, Philippe-Rose Roume de Saint-Laurent, forma le projet de visiter la Trinidad pour s'entendre avec le gouverneur sur le détail des avantages offerts aux étrangers qui voudraient s'y établir et se rendre compte des ressources qu'ils y trouveraient. Né le 13 octobre 1743, il comptait alors trente

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 80.

(2) Voir à l'Appendice le préambule de la cédule de colonisation de 1783.

(3) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 79.

trois ans. Sa famille était originaire d'Allemagne, et de très-vieille noblesse. Ses armoiries étaient sur champ d'azur, à trois mantelets d'or, accompagnés de trois étoiles d'or, deux au centre et une en pointe. L'écu, surmonté d'un casque de front, défendu par cinq morions, était orné de lambrequins d'or et d'azur, et sans supports; ces ornements extérieurs étaient portés par les chevaliers bannerets. Émigrée en France de temps immémorial, cette famille s'était fixée d'abord en Auvergne, puis en Bourgogne, où, par des alliances directes ou collatérales, elle s'était unie aux Canillac, aux Bissy, aux Thiarre, aux Gaunay, et autres familles des plus distinguées du pays. Son grand-père, Philippe Roume, était arrivé aux îles en qualité de sous-délégué à l'intendance de la Martinique, et depuis s'était transporté avec sa famille à la Grenade, où il avait rempli les fonctions de conseiller à la Cour royale et de juge. Son père, Laurent Roume, avait aussi rempli la charge de conseiller de Cour royale à la Grenade, et y avait épousé Rose de Gannes de la Chancellerie, sa mère, mariée en secondes noces au marquis de Charras. Luimême s'était marié à Paris, depuis deux ans, à la fille du baronnet anglais sir John Lambert, et il était revenu depuis peu de temps dans son pays où, contrairement aux habitudes de ses ancêtres, il ne remplissait, on le pense bien, aucun emploi public. Sans attaches officielles, et jouissant d'une honnête aisance, il y vivait dans une complète indépendance, entouré de l'estime et de la considération de ses compatriotes (1). Il était

(1) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787.

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