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rique sont tenus d'y obéir et de la faire exécuter (1).

Tel est l'ensemble des réglements de colonisation adoptés par l'Espagne, sur la proposition de Roume de Saint-Laurent. Sauf sur les Indiens, encore parqués dans leurs missions et soumis à la double tutelle de leurs curés et corrégidors, ces réglements statuent sur les différentes classes de la société coloniale de l'époque : les blancs, les hommes de couleur et les esclaves, et deviennent la base de notre droit public. Ils sont remarquables par leur libéralité et leur mansuétude. Le code noir surtout tranche admirablement sur la législation draconienne de l'époque sur les esclaves; il fait également honneur au colon qui l'a proposé et au gouvernement qui l'a adopté. Quant à la cédule de colonisation, le succès qu'elle obtiendra bientôt témoignera de sa haute valeur. Comme d'ordinaire, néanmoins, ce succès ne manquera pas de lui attirer quelques détracteurs parmi le grand nombre de ceux qui en ont parlé avec éloge. On a dit (2) que, par ce moyen, l'Espagne avait commis la faute de faire de la Trinidad une colonie étrangère, sur la fidélité de laquelle elle ne pouvait pas compter. Cette objection toute spécieuse ne résiste pas à l'examen. Certes, il convient aux nations d'avoir leurs colonies peuplées de leurs nationaux; mais quand elles ne peuvent obtenir ce desideratum, elles n'ont

(1) Voir à l'Appendice la traduction anglaise de ce code noir, dont nous n'avons pas pu nous procurer l'original espagnol.

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(2) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, ch. vIII, p. et seq. A cette ridicule objection, l'auteur ajoute une double caIomnie que nous aurons occasion de relever plus tard.

évidemment de choix qu'entre l'abandon et le repeuplement au moyen des étrangers. Or, l'Espagne était dépeuplée, et elle ne pouvait raisonnablement penser à se dégarnir encore d'habitants pour les envoyer à la Trinidad; elle ne pouvait non plus se résoudre à abandonner une colonie aussi importante. Condamner d'ailleurs le repeuplement des colonies par les étrangers, c'est aussi condamner toute conquête, puisqu'il est manifeste que tout pays conquis est nécessairement peuplé d'étrangers. L'Espagne, du reste, en appelant les étrangers à la colonisation de la Trinidad, ne devaitelle pas compter avec raison sur son aptitude à assouplir les races étrangères et les sociétés diverses, pour se les assimiler? Et ces étrangers, qui choisissaient de vivre sous les lois espagnoles, ne lui offraient-ils pas infiniment plus de garanties de fidélité que ceux à qui il arrive d'avoir à se soumettre à celles de leurs vainqueurs? A tous ces points de vue, on est obligé de convenir que l'Espagne, en colonisant la Trinidad avec une population étrangère, ne pouvant pas la coloniser avec ses nationaux, a fait preuve d'un vrai génie colonisateur.

Donc, après six années d'incessants efforts, l'infatigable Roume de Saint-Laurent était enfin parvenu à donner corps à son généreux projet. A partir de ce moment, on croirait qu'il ne dût plus lui rester que le soin de recueillir le fruit de son dévoûment; mais il n'en fut rien, car ce dévoûment fut la cause de sa ruine. Comme il arrive d'ordinaire aux bienfaiteurs, il fut payé d'ingratitude par le gouvernement qu'il avait servi. En vain réclama-t-il de la cour d'Espagne, non

pas le prix des services qu'il avait entendu lui rendre gratuitement, mais le remboursement des frais de ses différents voyages aux îles, à Caracas et en Europe, voyages qui avaient consumé toute sa fortune. En vain s'adressa-t-il à l'intendant Don José de Abalos pour lui rappeler ses promesses et lui demander d'appuyer ses réclamations. Enfin, criblé de dettes contractées pour subvenir à ses dépenses, il fut forcé de quitter Madrid et de se retirer à Paris. Là, il reprit ses sollicitations par l'intermédiaire de l'ambassade d'Espagne, sans rien obtenir que de vagues promesses. Il y fit aussi des dettes, et n'eut bientôt plus que de la prison en perspective. Ce fut dans ce triste état de misère que, logé dans un méchant grenier, il lui vint du gouvernement français un secours inespéré. Le maréchal de Castries, ministre de la marine, informé de la présence à Paris de l'ex-juge de la Grenade, le fit chercher pour lui offrir l'intendance de l'île de Tabago; cette place était alors d'une grande responsabilité, et le ministre voulait saisir l'occasion de la donner à un homme de sa haute compétence. Mais il était trop scrupuleux pour l'accepter d'emblée; bien que la parcimonie du gouvernement espagnol lui eût été si funeste, il ne crut pas devoir abandonner son service avant de s'être dégagé de ses devoirs à son égard, et il demanda au ministre de vouloir bien attendre le résultat d'une dernière conférence qu'il voulut avoir avec l'ambassadeur d'Espagne. A l'ambassade, il ne trouva que le premier secrétaire, auquel il fit part de l'offre brillante qui lui était faite, et qui lui donna le conseil de l'accepter. A peine se fut-il engagé au service de la France qu'il reçut de la cour

d'Espagne sa nomination au poste de primer comisario de poblacion ou premier commissaire de population à la Trinidad, aux appointements de 2,000 dollars. Il ne put accepter cette récompense à la fois trop tardive et trop mesquine, et il partit pour Tabago (1).

Ainsi fut brusquement et à jamais séparé de la Trinidad le bienfaiteur auquel elle dut sa colonisation, l'homme éminent qui consacra à sa prospérité ses hautes et nobles facultés, le serviteur dévoué qui lui sacrifia les plus belles années de sa vie, sa fortune et jusqu'aux affections de sa famille, qu'il y avait établie depuis 1781, et qu'il ne lui fut plus donné de revoir (2). Activement engagé dans les grands événements de la fin de ce siècle, nous le retrouvons, en 1792, au poste éminent de premier commissaire d'une commission de trois membres envoyée par l'Assemblée nationale à Saint-Domingue, pour la pacification de cette colonie en révolte; puis, en 1796, à celui de premier commissaire d'une seconde commission de deux membres envoyée par le Directoire dans la même colonie et pour le même objet. Il devient en cette dernière circonstance le gouverneur de la partie espagnole de l'île cédée à la France en 1795, et bientôt après celui de la partie française (3). Malgré les éclatants services qu'il rendit à notre pays, son nom même, ô coupable oubli des plus grands bienfaits! y est à peine connu; et c'est pour nous une bien vive satisfaction que d'être parvenu

(1) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787.

(2) Id., ibid.

(3) Beard, Life of Toussaint Louverture, passim.

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à le signaler à la reconnaissance de nos compatriotes.

Deux mois après la date de la cédule de colonisation, le 23 janvier 1784, le gouvernement de la Trinidad passa des mains de Don Juan Francisco Machado à celles du capitaine Don Antonio Barreto, nommé provisoirement en attendant l'arrivée du gouverneur en titre, Don José Maria Chacon (1). Ce fut sous l'administration du capitaine Barreto que le cabildo, cédant enfin à la force des choses, se décida à se transporter au Port-d'Espagne, où il tint sa première séance le 20 août 1784 (2). Déjà, depuis quelques semaines, à la date du 7 juin de la même année, il y avait fait résider un de ses régidors « pour surveiller les approvisionnements de poisson et de provisions arrivant par les lanches de la Côte-Ferme, empêcher leur accaparement et en faire disposer aux prix fixés par le tarif (3). » C'est le cas de dire que ce fut la faim qui fit sortir le loup du bois.

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 88.

(2) Id., ibid., p. 89.
(3) Id., ibid., p. 88.

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