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CHAPITRE XI

CONTRE-COUP DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

(1793-1796)

Le coup de foudre du supplice de Louis XVI vint par malheur frapper au cœur la florissante colonie. A partir de ce moment, les bons rapports qui régnaient d'une manière si complète entre la métropole, le gouverneur et les nouveaux colons, se rompirent brusquement, pour faire place à l'esprit de nationalité, si funeste aux populations mixtes. La métropole d'abord, le gouverneur ensuite, en furent, comme de juste, les premiers saisis.

Le roi Charles IV, le successeur de Charles III, fut le monarque auquel inspira la plus profonde horreur la crise sanglante que traversa alors la France. En se jetant, toutefois, dans la grande coalition européenne contre la Révolution, il n'obéissait, pas plus que ses alliés, à des préoccupations purement sentimentales; les considérations politiques entrèrent pour une large part dans ses calculs. Si le dégoût de l'Espagne était profond, en effet, pour les excès de la Révolution, son aversion était encore plus grande pour ses principes; non seulement ils répugnaient à tout son passé monar

chique, mais ils lui portaient surtout ombrage pour la conservation de ses colonies américaines. Depuis trois siècles, elle y exerçait un monopole à la fois politique, religieux, industriel et commercial, qu'elle entendait conserver à tout prix, et qu'elle ne pouvait, par conséquent, consentir à laisser pénétrer par des théories nouvelles de liberté et d'indépendance. Même en suivant le conseil de Roume de Saint-Laurent, de renoncer à tout ce monopole en faveur de ses îles Antilles, et particulièrement de la Trinidad, dans le but de se trouver en position de soutenir la lutte contre le commerce envahissant des États-Unis, nous avons vu qu'elle ne s'en était pas, néanmoins, dessaisie sous le rapport religieux. Contre la contagion de ces théories nouvelles en Amérique, elle s'empressa de prendre des précautions. Immédiatement après la déclaration de guerre, une dépêche du conseil des Indes, du 7 août 1793, met en garde les gouverneurs des colonies contre les menées des propagandistes français, lesquels introduisirent en Amérique des livres et publications (notamment les écrits de Voltaire et de Rousseau) préjudiciables à la sainteté de la religion, à la tranquillité publique et à la subordination nécessaire des colonies, » et contre les desseins du nouveau gouvernement de la France (1). »

Ce nouveau gouvernement de la France, le gouvernement républicain, était alors singulièrement antipathique aux Espagnols. De nos jours, on se fait difficilement une juste idée du sens attaché au mot républicain

(1) Blanco, Documentos para la historia del Libertador, t. I, no 186, p. 247.

dans les colonies des puissances en guerre avec la France à cette époque. Le républicain n'était pas seulement le jacobin, le terroriste, le régicide, toutes qualifications ayant trait à la politique; c'était, socialement parlant, le déclassé, le perturbateur de la paix publique, le criminel (1). On comprend dès lors toute l'horreur qu'il inspirait aux gens heureux qui trouvaient, comme toujours, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Don José María Chacon était, de tous les Espagnols, le mieux fait, par caractère et par position, pour être le plus désagréablement affecté par la nouvelle tournure des affaires. Homme doux et rompu à la double discipline militaire et cléricale, le déchaînement des passions politiques en France le terrifièrent. Appelé à gouverner une population française que les derniers évènements n'avaient pas manqué d'émouvoir profondément, il en prit de l'ombrage, et ne voulut plus appeler aux fonctions publiques que des Espagnols et des Irlandais. Au cabildo, sur quatre membres élus en 1793, on ne voit plus figurer qu'un seul Français (2), et, à la commission médicale, les quatre membres nommés par lui sont tous Irlandais ou Anglais (3). A l'exception d'un petit nombre de royalistes, toute la population française fut tenue pour suspecte les blancs, parce qu'ils ne répugnaient pas aux principes nouveaux; les esclaves, parce que ces principes pouvaient les pousser à la révolte; et les libres

(1) Tradition de famille.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 127.

(3) Id., ibid., p. 129.

noirs et de couleur, parce qu'ils avaient adopté ces principes pour pousser à l'émancipation de leurs frères esclaves, et sortir de l'état d'infériorité où ils se trouvaient vis-à-vis des blancs. Ces derniers même ne furent bientôt plus désignés que par le nom de « républicains (1). >>

Comme de coutume, la guerre, allumée en Europe, ne tarda pas à s'étendre jusqu'en Amérique. Dès le mois d'avril 1793, les Anglais, aidés par les royalistes français et maîtres de la mer, s'emparèrent de Tabago, sans résistance sérieuse; ils attaquèrent aussi la Martinique au mois de juin suivant, mais ils furent repoussés. L'année suivante, 1794, ils entreprirent de faire la conquête de toutes les îles françaises, sous le commandement de sir Charles Grey, et la Martinique d'abord, puis Sainte-Lucie, et enfin la Guadeloupe tombèrent sous leurs coups (2). Ce fut à l'occasion de ce succès des armes anglaises que se dévoilèrent les véritables sentiments du gouverneur Chacon pour les belligérants son éloignement pour la France et son penchant pour l'Angleterre. Un mois, jour pour jour, après la prise de la Martinique, il réclame le concours des membres du cabildo pour empêcher les méchants qui s'introduisent dans l'île d'y semer la révolution. Les termes du message méritent d'être connus pour être appréciés. Il y est dit « que la conquête récemment faite des îles françaises par les armes anglaises assure

(1) Tradition de famille. Voir Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, passim.

(2) Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, t. III, chap. I à IV, p. 433 et seq.

à la colonie une tranquillité dont elle n'a pas joui durant les trois années précédentes; que la Martinique n'est plus le foyer d'où s'échappaient, en grand nombre, les méchants pour se répandre dans toutes les îles avec le dessein audacieux d'y semer la révolution; que le gouvernement anglais, en continuant à suivre le plan qu'il a jusqu'ici adopté de transporter en Europe tous les individus suspects, rétablira la paix et la tranquillité dans cette partie du monde, et que, alors, les planteurs et les commerçants, uniquement occupés de leurs affaires, pourront jouir en paix du fruit de leur labeur; que cependant le gouvernement ne saurait négliger de prévoir les obstacles et les accidents qui pourraient entraver ou retarder l'éclosion d'une ère aussi désirable; que, malgré la vigilance des Anglais, des individus, de méchante et haineuse disposition, ont pu échapper à leur police en se cachant, et trouver asile dans les autres îles parmi leurs camarades; que quelques-uns d'entre eux ont pu se réfugier dans la colonie, mais que, aussitôt découverts, le gouvernement les avait expulsés et avait pris toutes les mesures suggérées par la prudence pour prévenir un aussi grand malheur; que, livré à lui seul, cependant, il serait impuissant à exercer une vigilance suffisante; etc. »> Suit la nomination d'une commission « pour rechercher et examiner scrupuleusement la condition de tous les étrangers débarquant dans l'ile, et prendre connaissance de leurs passeports, documents et papiers (1).

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 138 et seq.

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