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Cette mesure, évidemment dirigée contre de malheureux colons venant chercher un asile à la Trinidad après la conquête de leur pays, n'a pu avoir été inspirée que par la peur des principes de la révolution française; elle ressemble à ces rodomontades des poltrons qui ne recouvrent la voix que lorsqu'ils se sentent fortement appuyés. Or, contre ces principes, si révoltants à sa conscience, quel puissant appui venait porter à Chacon l'Angleterre victorieuse de la France dans la mer des Antilles! Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de le voir tout à coup s'éloigner des Français et épouser la cause de cette puissance, d'ailleurs l'alliée de l'Espagne. Quant à la raison qu'il met en avant d'une tranquillité dont n'a pas joui la colonie durant les trois années précédentes, » pour excuser sa volte-face, elle ne peut être considérée que comme un prétexte, attendu que, pendant cette période, il ne se trouve, ni dans les archives du cabildo, ni ailleurs, aucun indice de conspiration ou de trouble à la Trinidad; nous y avons vu régner, au contraire, le plus parfait accord. Du reste, si la tranquillité y avait été troublée, c'était alors qu'il eût fallu prendre des mesures contre les « méchants de la Martinique, et non plus après que les Anglais, établis dans cette île, avaient « adopté le plan de transporter en Europe tous les individus suspects, » et sous le prétexte que leur police « vigilante » pouvait en laisser échapper quelques-uns. Ce document jette une vive lumière sur la période dans laquelle nous entrons. Par la recherche de la condition » des étrangers qui débarquent dans l'ile, et par le terme de << camarades >> appliqué à ceux qui les reçoivent, il en

ressort que les hommes de couleur, autrement dit les républicains, y sont particulièrement visés. Évidemment, Don José María Chacon n'était plus l'esprit libéral, tenant la balance égale entre toutes les races et les nationalités; l'administrateur épris de la colonisation de l'ile, faisant assaut de bienveillance et de générosité avec ses administrés. La peur de la République l'avait jeté dans les bras des Anglais.

La suite des évènements de cette époque agitée ne fit qu'augmenter la terreur que lui inspiraient les républicains. Toute occupée qu'était la France à lutter contre l'Europe entière liguée contre elle, elle n'avait pas entendu abandonner ses colonies à leur malheureux sort. Dès le 5 juin de la même année 1794 se présenta devant la Guadeloupe un armement français, consistant en deux frégates, une corvette, deux navires armés en flûte et deux transports avec quinze cents hommes de troupe. Le commandant en chef de cette force était le commissaire de la Convention, Victor Hugues, homme d'une énergie sauvage. Le même jour, il s'empare de la ville, et, quatre mois plus tard, le 6 octobre, il fait capituler les Anglais, sous le commandement du général Graham, aux conditions les plus libérales. De cette ile il fait son quartier-général. Il commence par faire exécuter comme traîtres trois cents des royalistes les plus compromis avec les Anglais; puis il s'occupe de soulever les autres îles françaises tombées au pouvoir de l'Angleterre (1). Ses moyens étaient révolution

(1) Bryan Edwards, History of the war in the W. I., t. III, chap. I à IV, p. 433 et seq.

naires, comme son gouvernement et comme celui de la métropole à cette époque. Pour organiser des forces nouvelles et pouvoir porter ses coups partout à la fois, il décréta l'émancipation des esclaves d'une part, et de l'autre la levée en masse. De ces recrues, presque entièrement noires et de couleur, il fit, en peu de temps, d'excellentes troupes, capables de rivaliser avec celles de l'ennemi. Il arma aussi un grand nombre de corsaires pour inquiéter le commerce de l'ennemi, et porter des secours d'hommes et de munitions de guerre là où le besoin s'en faisait sentir. Ce fut avec un grand succès qu'il ouvrit la campagne de 1795; la révolte éclata dans toutes les îles françaises occupées par les Anglais. Elle fut étouffée à la Martinique, dont les Anglais avaient fait leur quartier-général, et où ils se trouvaient en nombre, et aussi à la petite île de la Dominique, sa voisine; mais à Sainte-Lucie, à SaintVincent et à la Grenade elle fut victorieuse. Dans les deux dernières, les plus voisines de la Trinidad, les Anglais, surpris et massacrés, ne purent se maintenir que dans les capitales, et dans la première ils furent contraints de s'embarquer, abandonnant aux révoltés femmes, enfants et matériel de guerre (1). On dit que le gouverneur de la Grenade aux abois fit demander des secours à celui de la Trinidad (2); mais il est peu probable qu'il en reçut. Don José María Chacon ne pouvait consentir à se dégarnir de troupes au moment où il

(1) Bryan Edwards, History of the war in the W. I., t. IV, p. 11 et seq.

(2) Id., ibid., t. IV, p. 37.

voyait à sa porte la révolution » victorieuse; tel est le nom que l'on donnait alors à la guerre des républicains contre les envahisseurs de leur patrie.

Sa perplexité était grande. Quoique protégé par tout un régiment d'infanterie, le trop timide gouverneur ne se croyait pas en sûreté dans son gouvernement; à chaque instant il lui semblait entendre éclater des désordres. Il ne se tranquillisa qu'en voyant entrer dans le port une escadre espagnole, commandée par l'amiral Aristizabel, laquelle était chargée de recevoir de la partie espagnole de Saint-Domingue, nouvellement cédée à la France, les restes de l'immortel Christophe Colomb. Mais la présence de cette escadre ne pouvait être que de courte durée, l'amiral étant pressé de remplir sa mission. Quand elle dut partir, le gouverneur voulut la retenir. Il se fit adresser par le cabildo la prière de représenter à l'amiral les progrès effrayants de la révolution dans les îles voisines, et la situation critique de la colonie, où l'insurrection avait déjà commencé avant son arrivée, et de lui demander de différer son départ jusqu'à ce que les circonstances ne réclament plus, d'une manière urgente, sa présence dans le port (1). » « Le temps presse, aurait répondu l'amiral; je ne puis attendre; mais désignez-moi seulement les chefs de l'insurrection, et je promets de les faire pendre aux bout de mes vergues (2). » Une insurrection, déjà com

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 152.

(2) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. x, p. 178. Cet écrivain rapporte, avec un grand sérieux, que ce même amiral avait intercepté des lettres en mer où il était ques

mencée et seulement contenue par l'arrivée inopinée d'une escadre, eût dû éclater après son départ, si le cabildo eût dit la vérité. Il n'en fut rien cependant; la tranquillité de la colonie ne fut jamais troublée pendant toute la durée des guerres coloniales. Sans doute, les péripéties de ces guerres acharnées ne manquèrent pas d'émouvoir profondément les colons trinidadiens qui étaient parents, amis et compatriotes des combattants; mais, à ces seules émotions, hélas! trop naturelles pour être reprochées, se bornèrent leurs agitations. La peur grossissant les objets, le gouverneur et le cabildo auront vu un commencement d'insurrection » là où il n'y avait que des réjouissances ou des lamentations. Ce qui ressort avec évidence de la supplique du cabildo, c'est que la méfiance de l'administration espagnole de l'île à l'égard de sa population française était alors à son comble.

Pendant que les îles françaises étaient ainsi soulevées par l'énergique Victor Hugues contre leurs envahisseurs, la France remportait d'éclatantes victoires sur les alliés. L'Espagne, battue dans les deux campagnes de 1793 et 1794, ne tarda pas à demander la paix, qu'elle obtint le 19 août 1795 sur les bases de l'ancien « pacte de famille »; c'était l'alliance prochaine des deux pays contre l'Angleterre. Vaincue comme l'Espagne, la Hollande s'était déjà jetée dans les bras de la France (1).

tion d'une guillotine préparée par un républicain pour couper la tête aux Espagnols, aux Anglais et aux Français royalistes de l'île, qui se seraient, sans doute, laissé faire.

(1) Thiers, Histoire de la Révolution française, t. III, chap. xxvIII, p. 151.

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