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La rupture de l'alliance de l'Espagne avec l'Angleterre vint contrarier la politique anglaise de Don José María Chacon; il ne lui resta plus aucun prétexte pour motiver honorablement ses sympathies pour une puissance devenue l'ennemie de sa patrie. Cependant, telle était son horreur de la République et des républicains, qu'il resta invariablement attaché à ses préférences. Aussi ne prit-il aucune précaution pour parer aux graves évènements qui, il était évident pour tout le monde, devaient se produire bientôt dans la colonie confiée à sa garde. A ceux qui lui représentaient que l'Angleterre réunissait alors en Europe des forces considérables pour soumettre les îles révoltées, et, en même temps, tomber sur les établissements hollandais de la Guyane, et les îles espagnoles de Porto-Rico et de la Trinidad, il répondait : « Si le roi m'envoie des secours, je ferai ce que je pourrai pour conserver cette colonie à sa couronne; sinon, il faut qu'elle tombe aux mains des Anglais que je crois être des ennemis généreux, auxquels il vaut mieux se fier qu'à de perfides amis (1). » Au courageux Victor Hugues, qui voulait défendre la population française de l'île et lui faisait offre de secours, il répondit par un refus (2). Il refusa également un corps de troupe, commandé par le général noir dominicain. Jean-François, l'émule de Toussaint Louverture, que lui offrit le capitaine-général de l'île de Cuba: « Nous avons déjà trop de républicains désordonnés dans le

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. XI, p. 187.

(2) Id., ibid., p. 187.

pays,» lui écrivit-il. Dans sa séance du 14 mars 1796, le cabildo « prie le gouverneur de ne permettre, sous aucun prétexte, à ces hommes l'entrée de la colonie où la semence des principes révolutionnaires a, non seulement pris racine, mais a déjà fructifié en diverses occasions (1). » Et cependant, ce corps était royaliste et non républicain; au supplice de Louis XVI, le général Jean-François avait déserté la cause française pour la cause espagnole, et passé à l'île de Cuba à la cession de la partie espagnole de Saint-Domingue à la France. Il avait donc suffi que ces hommes fussent noirs pour être stigmatisés par l'administration trinidadienne du nom de républicains. Comment douter après cela du parti pris de livrer la colonie aux Anglais, en haine des républicains français?

Bien différente était la politique de la métropole à l'égard de la population française de l'île. Même pendant ses deux années de guerre avec la France, elle ne cessa de veiller sur elle et d'étendre les franchises de commerce et de navigation qu'elle lui avait déjà accordées. C'est ainsi que, à la date du 30 décembre 1794, le gouverneur communique au cabildo un ordre royal, du 25 juillet de la même année, portant: 1o que tout navire, soit national, soit étranger, est affranchi, le premier du droit de 33 pour 100 d'enregistrement, et le second du droit de tonnage de 100 réaux de plata ou d'argent; 2o que la navigation est libérée du droit de media-anata ou demi-droit bénéficiaire, et de celui de

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 160.

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estrangeria ou d'innationalité; 3° que l'exemption de tout droit sur le sucre expédié en Europe, accordée par l'ordre royal du 16 janvier 1788, est étendue à celui expédié dans les ports de l'Amérique méridionale et des colonies étrangères; 40 qu'aucun droit d'alcabala de mar ou d'exportation ne sera perçu sur les produits, en considération de celui que paie le marchand à l'achat de ces produits aux cultivateurs; 5° que, enfin, toute marchandise reçue en transit pour les ports de l'Amérique méridionale sera affranchie de tout droit, celui du trésor royal compris, et que la marchandise expédiée de ce port dans ceux de moindre importance aura droit au drawback des droits payés à son importation. Dans cet ordre royal, il était demandé au gouverneur de proposer à la cour d'Espagne un système d'impôts sur le commerce, en vue d'en simplifier la perception, de protéger l'agriculture et de baser la contribution sur le principe d'une juste répartition (1). Mais cet ordre ne fut jamais exécuté. Chose digne de remarque, et qui témoigne hautement du changement qu'opéra la Révolution française dans les sentiments du gouverneur Chacon à l'égard de la colonisation de l'île, c'est que cet homme, naguère si dévoué à la prospérité de la colonie, rejeta, dans cette circonstance, les faveurs royales. I croit prudent, disent les archives du cabildo, de suspendre la publication des privilèges et exemptions que le roi a daigné accorder, et, en particulier, la faculté d'exporter le sucre, libre de tout

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 145 et seq.

droit, aux colonies étrangères, prenant en considération que la colonie jouit d'une entière exemption de droits et d'impôts, sauf celui bien modéré de 3 1/4 pour 100 que S. M. daigne supprimer, dans la pensée que cette suppression est d'une nécessité absolue pour la prospérité de l'île; mais qu'il est autant du devoir et de l'honneur de la colonie de remercier le roi de sa faveur royale que de renoncer en faveur du trésor à ceux de ces privilèges qui ne sont pas d'une nécessité absolument urgente. » Le motif allégué pour cet acte singulier de renonciation est la pauvreté du trésor par suite de la présente guerre (1); » comme si l'Espagne pouvait avoir besoin d'arrêter l'essor d'une petite colonie naissante pour subvenir à ses dépenses !

L'année suivante, 1795, l'Espagne promut le gouverneur Chacon au grade de brigadier de la marine royale (2), grade correspondant à celui de commodore de la marine anglaise, et équivalant à celui de capitaine de vaisseau en chef de la marine française. C'était le récompenser de ses services, sans doute bien méritoires pour la colonisation de l'ile; mais on ne peut que regretter que cette récompense lui ait été accordée. lorsque déjà il avait cessé d'être utile au pays. C'était alors qu'il eût fallu le remplacer, au contraire, par un esprit moins prévenu contre les Français, puisque l'Espagne, peu de temps après, heureuse de finir la

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 146.

(2) Id., ibid., p. 156.

guerre avec la France, décernait à son ministre Godoy, duc d'Alcudia, le titre de prince de la Paix. Mais le gouverneur, apparemment, laissait ignorer à la métropole ce qui se passait à dix-huit cents lieues d'elle.

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