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ennemi véritable dont il avait tout à redouter. Dans ce péril extrême, son devoir était tout tracé; aucune hésitation ne lui était permise: conserver à son pays la belle colonie confiée à sa garde, en réunissant toutes ses forces, en en créant de nouvelles, en en acceptant, comme le gouverneur de Porto-Rico, de ceux qui voulaient bien lui en offrir. Mais, toujours dominé par le fantôme intérieur dont il avait peur, il refusa tout secours et ne voulut prendre aucune mesure défensive. L'impartiale histoire ne peut que flétrir une telle conduite; elle fut criminelle au premier chef, car, non seulement Chacon « n'a pas défendu l'île comme il aurait pu le faire,» selon les termes mesurés de l'ordonnance royale, mais encore il l'a laissé prendre << avec peu ou point d'opposition,» selon l'expression de la dépêche officielle du général Sir Ralph Abercromby. Ce fut au traité de paix conclu à Amiens, le 27 mars 1802, entre l'Angleterre, la France, l'Espagne et la Hollande, que l'île de la Trinidad fut définitivement cédée aux Anglais. Aujourd'hui que près d'un siècle a passé sur cet évènement et qu'il nous est, par conséquent, possible d'en apprécier les résultats, nous n'hésitons pas à croire qu'il fut, en définitive, heureux pour le pays. En continuant à rester attachée à l'Espagne, la Trinidad eût vraisemblablement suivi le sort du continent adjacent, et se fùt plongée dans la guerre civile et l'anarchie. Avec l'Angleterre, elle s'est trouvée sous l'égide d'une nation forte et libre; elle a été préservée des révolutions par lesquelles ont passé les iles françaises, et elle s'est développée de manière à devenir une des colonies les plus florissantes de la mer des Antilles.

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ÉTAT DE LA COLONISATION DE L'ILE A LA CAPITULATION. CONCLUSION

(1797)

A la prise de l'ile par les Anglais, sa colonisation, on l'a vu, était à la fois avancée et établie sur des bases solides. Sa population qui, en 1773, s'élevait à peine au chiffre insignifiant d'un millier d'habitants de toutes conditions et de toutes couleurs, avait atteint celui de 18,627 habitants, dont 2,500 blancs, 5,000 libres noirs et de couleur, 10,000 esclaves et 1,127 Indiens (1). En négligeant les naturels, dont le nombre, ici comme dans toutes les autres colonies américaines, diminuait d'année en année, on trouve que dans les douze années (1785-1797) qui suivirent la distribution de la cédule royale de colonisation dans les îles de

(4) Bryan Edwards, History of the B. W. Indies, t. IV, art. Trinidad, p. 302. Ce chiffre de 18,627 habitants est approximativement décomposé sur la base du recensement de l'année suivante, 1798, fait par les Anglais; la population de l'île ne s'élevait plus alors qu'à 17,718 habitants, dont 2,151 blancs, 4,476 libres noirs et de couleur, 10,009 esclaves, et 1,082 Indiens.

l'archipel des Antilles, cette population avait augmenté à raison de 1,500 habitants par an, ou, en suivant la proportion indiquée plus haut, à raison de 214 blancs, 428 libres noirs et de couleur, et 856 esclaves. En estimant que tous les blancs étaient propriétaires, et en supputant à un quart de sa population le nombre des propriétaires noirs et de couleur, on arrive aussi à trouver que chaque propriétaire possédait trois esclaves, ou chaque famille, supputée à quatre membres, une douzaine environ. Ce résultat était merveilleux pour l'époque.

Ces familles formaient une population d'élite, non moins recommandable par la qualité que par le nombre; elles se distinguaient surtout par leur énergie et leurs connaissances agricoles et commerciales. Chassées de leur pays par les malheurs du temps, elles avaient émigré avec leurs esclaves et leurs instruments de labour, et elles offraient à leur nouvelle patrie, en échange de son hospitalité, le fruit de leur expérience et de leurs talents. Elles étaient nécessairement toutes françaises, puisque l'article 1er de la cédule royale de colonisation refusait d'accepter comme colons les protestants anglais et hollandais qui auraient pu venir s'établir dans l'île; aussi la Trinidad ressemblait-elle à une colonie française dont l'Espagne aurait nouvellement fait l'acquisition. Sauf les troupes et les hauts fonctionnaires, on n'y voyait que des colons français, parmi lesquels un petit nombre d'Espagnols et de rares Irlandais et Anglais se trouvaient comme noyés. Mœurs, coutumes, langage, tout y était français; le doux patois créole des îles françaises, relevé et comme assaisonné

de mots espagnols bizarrement prononcés (1), en était et en est resté la langue populaire. Toutes les écritures du commerce étaient tenues en français; les lois et ordonnances locales n'étaient jamais promulguées qu'accompagnées d'une traduction française. Au cabildo et dans les tribunaux, les affaires se débattaient aussi bien en français qu'en espagnol; les témoins déposaient dans l'une ou l'autre langue, à leur convenance (2). Les archives seulement et les pièces destinées à l'enregistrement, telles que ventes et hypothèques d'immeubles, titres, contrats et diplômes s'écrivaient en espagnol. La langue française était à ce point devenue celle du pays que, dans les cartes de Faden (1798), de Mallet (1799) et de Columbine (1803), la plupart des noms géographiques sont ou français ou francisés; de nos jours, Punta-Gorda, Aruaca, Cuba, etc., s'écrivent encore: Pointe-Gourde, Arouca, Couva, etc. Enfin le nom lui-même de la ville capitale n'était connu à l'étranger que dans sa traduction française, et l'amiral Harvey date sa dépêche de la prise de l'île, non de la rade de Port of Spain ou de Puerto de España, mais de celle du Port-d'Espagne. La capitulation de l'ile est de même datée du Port-d'Espagne (3).

Comme toutes les populations franco-américaines de l'époque, celle de la Trinidad se distinguait par des

(1) C'est ainsi que les mots créoles yiche (petit enfant), campo. (vacance), lagnape (gratification), morne (passé dans le français), etc., sont respectivement sortis de l'espagnol hijito, dia de campo, la ñaque, moron, etc.

(2) Tradition de famille.

(3) Voir la dépêche et la capitulation à l'Appendice.

manières ouvertes, aisées et polies; elle avait le respect d'autrui et de soi-même. Elle avait surtout le culte de la famille; le colon ne visait qu'au bonheur des siens, et toute son ambition se bornait à couler sa vie au milieu d'eux le plus agréablement possible. Faire une fortune rapide et courir en jouir dans les plaisirs suspects des grandes villes d'Europe n'entrait pas dans ses calculs; l'argent que son industrie et son activité lui procuraient en abondance était libéralement dépensé sur sa propriété et pour son confort. I thésaurisait peu; chez le créole, la libéralité était même poussée jusqu'à la prodigalité. Le grand nombre d'entreprises qui se formaient à l'envi dans la florissante colonie, donnaient naissance à un tel mouvement d'affaires que, non seulement la misère, mais la pauvreté elle-même en était bannie. Tous les quartiers de l'ile, même les plus éloignés de la ville, même ceux qui furent par la suite et qui demeurent encore abandonnés, possédaient des plantations que faisaient valoir les propriétaires eux-mêmes entourés de leurs familles ; la plaie de l'absentéisme était alors inconnue. Le séjour habituel de ces colons à la campagne les faisait désigner par le nom d'habitants de la campagne ou simplement d'habitants, en opposition à celui d'habitants de la ville, et leurs plantations par celui d'habitations; ces termes sont encore en usage dans le pays, bien que les propriétaires ne résident plus sur les biens de campagne. Ces habitants logeaient dans de vastes, mais modestes manoirs champêtres, généralement construits en bois et couverts en aissantes; toujours commodes et bien aérées, ces constructions étaient élevées sur un site.

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