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pittoresque, le plus souvent au bord de l'eau, et protégées des vents par une grande abondance d'arbres. fruitiers, au pied desquels le troupeau paissait l'herbe rase de la savane environnante (1).

Les mœurs, à la ville comme à la campagne, étaient honnêtes. Entraînés par les séductions de l'amour facile que procurait l'esclavage, les hommes, il est vrai, avaient en général une maitresse (2); mais le libertinage proprement dit, c'est-à-dire le besoin morbide de variété en amour, le recours constant à la nouveauté, était rare. Les femmes étaient pures; la fidélité à la foi conjugale était chez elles à toute épreuve. Les mariages étaient fréquents, à cause sans doute de la facilité avec laquelle se fondaient les établissements nécessaires à l'entretien des familles. Le spectacle si ordinaire aujourd'hui et si afiligeant de la vieille fille ne se présentait jamais; la jeune fille à peine nubile était recherchée et épousée sans dot. Bonnes, douces, d'une gaîté franche et expansive, d'un commerce facile et engageant, les dames créoles étaient toujours entourées de visiteurs qu'elles accueillaient avec cordialité, et qu'elles aimaient à retenir et à héberger le plus longtemps possible. A la ville comme à la campagne, toutes les maisons étaient munies de chambres garnies à l'usage des visiteurs étrangers. Ceux de ces étrangers qui arrivaient dans l'île pour s'y établir étaient particulièrement entourés et honorés; ils pouvaient compter sur

(1) Tradition de famille.

(2) Les gouverneurs en donnaient l'exemple; le dernier gouverneur espagnol, et le premier gouverneur anglais, tous deux célibataires, il est vrai, ont eu des enfants de couleur.

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la bienveillance et l'appui de leurs hôtes. Toutes les relations de voyage, aussi bien que les traditions de famille, témoignent de la pratique d'une hospitalité aussi large que généreuse parmi les colons de cette époque. L'étranger était recherché à ce point que, même sans lettres de recommandation, les familles se le disputaient pour le fêter et le choyer. Il n'était pas rare que, d'invitation en invitation et de proche en proche, il n'eût à recevoir des politesses de toutes les familles de la ville et de la campagne; il avait littéralement à faire son tour de l'île avant de trouver le loisir de s'occuper de son installation (1).

Bien que cordial, le ton de la société était élevé. Il ne pouvait en être autrement, les familles, on l'a vu, appartenant en grande partie à la noblesse qui fonda les établissements des Français en Amérique, et à celle qui émigra de France à la suite de la Révolution. La population blanche, en général, d'ailleurs, habituée au commandement par l'esclavage, et autorisée à porter l'épée par Louis XIV, formait aux colonies une véritable aristocratie de peau qui ne le cédait ni en urbanité ni en distinction à celle du sang, Aussi ne s'établit-il aucune ligne de démarcation parmi les familles blanches; les relations les plus étroites les unissaient toutes elles étaient toujours les unes chez les autres. La fréquence de ces rapports donnait naissance aux divertissements les plus multipliés et les plus variés; aux plaisirs de la musique et de la danse succédaient ceux de la table et des fêtes champêtres. Ce n'était que

(1) Tradition de famille.

pals et concerts, déjeuners et diners fins, parties de chasse et de rivière; le carnaval, qui durait depuis la Noël jusqu'au mercredi des Cendres, n'était qu'une longue succession de fêtes et de plaisirs. L'entrain le plus naturel, la gaité la plus communicative présidaient à ces amusements; chacun y faisait assaut d'esprit et d'amabilité. Comme de brillantes fusées, il en partait des gerbes de bons mots, de saillies heureuses, de lazzis comiques qui faisaient le sujet des conversations du lendemain (1).

Le besoin de distraction qu'avait cette population, à la fois travailleuse et pétulante, était impérieux à ce point que les salles de billard arrivèrent à se multiplier outre mesure au Port-d'Espagne, et que le cabildo se vit contraint d'en limiter le nombre à neuf (2), chiffre déjà considérable pour une petite ville naissante. Ces lieux de récréation n'avaient pas les inconvénients qu'ils ne présentent que trop souvent de nos jours; les parties n'étaient jamais intéressées que pour la consommation, et tout le monde était alors tempérant. Sauf les fines liqueurs créoles qu'aimaient surtout les dames et qu'elles excellaient à préparer, les spiritueux étaient bannis des réunions; on n'y prenait que du café, du chocolat et de l'eau sucrée à la fleur d'oranger. Dans la matinée, on faisait usage de mabi et de vicou, deux breuvages rafraîchissants d'origine indienne, qui se préparaient respectivement avec l'écorce de gaiac et la

(1) Tradition de famille.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 108.

pulpe de certains fruits fortement aromatiques, comme l'ananas. Aux repas, on buvait les bons vins de France rouges et blancs. La table était toujours abondamment servie de mets délicats dont on surveillait soi-même les apprêts; sous la direction de leurs maîtres, les esclaves devenaient d'excellents cuisiniers. Les créoles étant en grande partie descendus des Bordelais, leur cuisine était bordelaise; nous en conservons encore la daube et le ragoût de viande, le court-bouillon de poisson et le pain labié à la partie supérieure. Aux dames incombait la préparation du dessert; comme les Bordelaises, dont elles rappelaient le type gracieux, elles étaient toujours vêtués de blanc, et portaient au cou et sur la tête des foulards et des mouchoirs des Indes. Quant aux hommes, les vieux continuaient à porter la culotte courte, la queue et les cheveux poudrés ; mais les jeunes avaient adopté la culotte longue nouvelle, dite pantalon, et les cheveux flottants et non poudrés. Un trait générique de leur caractère achèvera de dépeindre les créoles ils avaient en partage une excessive susceptibilité naturelle; aussi le duel, bien plus encore qu'en France, était-il en honneur dans le pays. Chatouilleux à l'excès sur le point d'honneur, la plus légère offense, la moindre parole malsonnante, un regard équivoque provoquait des rencontres où ne coulait que trop souvent un sang noble et généreux (1).

Les mœurs et les manières que nous venons de décrire étaient aussi celles des familles noires et de couleur venues dans l'ile, comme les blanches, avec leurs

(1) Tradition de famille.

esclaves et leurs valeurs, mais en nombre infiniment moins considérable. Exclusive comme toutes les aristocraties, la société des blancs les écartait de son sein, et, à la ville comme à la campagne, elles formaient une seconde société parallèle à la première, et non moins distinguée qu'elle. A la ville, elles possédaient la plupart des constructions nouvelles, et à la campagne elles s'étaient surtout réunies dans le quartier de Naparima, où elles avaient fondé des sucreries. A part cet esprit de caste que nous venons de signaler et qui, malgré la Révolution française, ne continuait pas moins à régner en Europe qu'en Amérique, elles jouissaient des mêmes droits politiques que les blanches. Dans un mémoire célèbre, publié en 1824 par un homme de couleur, sur l'infériorité de la condition des libres noirs et de couleur à cette époque (1), on lit que les lois contraires à l'égalité des races n'avaient été précédemment édictées par l'Espagne que pour les besoins d'un état primitif de la société colonialé, et que, par la promulgation de la cédule royale de colonisation, la métropole avait entendu abolir ces vestiges d'une époque de barbarie, aussi injustes qu'oppressifs pour les colons de couleur qui iraient s'établir dans l'ile. Cette appréciation, à notre avis, ne peut être que juste, puisque, à cette époque, nous ne voyons pas poindre l'antagonisme qui devait se manifester plus tard entre les deux

(1) Free Mulatto, Address to Earl Bathurst, p. 10 et seq. Ce mémoire, bien écrit et bien pensé, eut, dit-on, une influence décisive sur la politique coloniale du gouvernement britannique; il est anonyme, mais on sait qu'il est de la plume du docteur JohnBaptist Philip, fils d'un émigré de couleur de la Grenade.

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