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colonies du Nouveau-Monde est établie par ce fait, que les commandes qui lui sont adressées, en la seule année 1545, sont à ce point considérables, que six années lui suffisent à peine pour les exécuter. Par suite d'un si grand développement d'affaires, sa marine marchande compte au delà de mille navires, chiffre inouï à cette époque (1). Tels furent pour l'Espagne les premiers fruits de la découverte de l'Amérique.

Mais cette merveilleuse prospérité ne fut pas de longue durée; une fortune aussi subite qu'excessive égara la raison de ses rois. Quand les richesses ne sont pas le fruit d'un travail long et pénible, et qu'elles arrivent comme par torrents, elles poussent aux extravagances et à la témérité, et se perdent aussi vite qu'elles s'acquièrent. Dès la fin du règne de Charles-Quint, une tendance malheureuse à des guerres incessantes d'ambition commence à creuser un gouffre que tout l'or américain ne peut bientôt plus suffire à combler. Sous le règne suivant de Philippe II, la décadence de l'Espagne se manifeste. Ce prince, fanatique et cruel, porte les armes dans tous les États voisins, et, par ses formidables armements, continue à hâter la ruine de son royaume. Les remontrances de ses Cortès, dans les dernières années de son règne, présentent le tableau le plus effrayant de la misère publique. Le capital a disparu du royaume, et le crédit avec lui. Ceux qui disposent encore de quelque argent en ont si peu, qu'il leur est impossible de l'employer aux travaux de l'agriculture ou aux spéculations du commerce; ils ne

(1) Robertson, Histoire d'Amérique, 1. VIII, p. 737 et seq.

peuvent qu'en vivre, et, pour le faire durer le plus longtemps possible, ils ont le soin de ne le dépenser qu'avec la plus grande parcimonie. Toutes les branches de la production nationale tombent en ruine. Dans les fabriques où s'employaient de vingt-cinq à trente mille arobas de matière première par an, six mille arobas suffisent amplement à leurs besoins; dans les prairies où paissaient d'innombrables troupeaux, le bétail a diminué dans une égale proportion. Par suite de cet état de choses, des familles entières émigrent journellement à l'étranger; la population des villes et des villages en subit une si notable diminution, que les maisons restent fermées faute de locataires, ou bien ne sont plus louées qu'à vil prix (1).

La ruine de l'Espagne, déjà si avancée à la fin de ce règne, est consommée sous le règne suivant de Philippe III. Ce prince incapable aide, par un fanatisme aveugle, au dépeuplement de ses États, déjà si dépeuplés. Au moment où l'effort combiné de tous les Espagnols peut à peine suffire à ranimer les forces épuisées de la monarchie chancelante, il chasse de ses États près d'un million de ses sujets mahométans. La population arrive à être diminuée à ce point, que le recrutement de l'armée devient impossible. Ses flottes, naguère la terreur de l'Europe, sont détruites; sa marine marchande est capturée jusque sur ses côtes. Pour comble de malheur, l'épuisement de ses fabriques, de plus en plus complet, ne lui permet pas de suffire aux besoins de ses colonies transatlantiques, et celles

(1) Baralt, Historia de Venezuela, t. I, ch. xvi, p. 344.

ci, pour se procurer le nécessaire, se voient forcées d'avoir recours au commerce clandestin que viennent lui offrir la France, l'Angleterre et la Hollande, dont les fabriques deviennent, à leur tour, florissantes. On estime que les dix-neuf vingtièmes des marchandises européennes importées à cette époque dans le NouveauMonde ne proviennent ni du sol, ni des manufactures de l'Espagne. Les trésors de ses colonies transatlantiques sont, dès lors, à jamais perdus pour la métropole (1). Le règne suivant de Philippe IV, avec lequel débute la colonisation de la Trinidad, est désastreuse pour la monarchie espagnole; sa marche descendante se précipite violemment. A la ruine de son industrie et de son commerce viennent se joindre les revers de sa politique. Bientôt elle ne pourra plus même conserver l'intégrité de son territoire, et le Portugal reconquerra son indépendance, et la Catalogne deviendra française.

Le sort des colonies étant de subir les malheurs de la mère-patrie, l'Amérique, on le pense bien, eut à éprouver un contre-coup funeste d'un aussi complet désarroi de sa métropole. Les établissements les premiers formés, de riches et prospères qu'ils avaient été sous le règne de Charles-Quint et même de Philippe II, ne tardèrent pas à tomber dans le marasme sous les deux règnes suivants; leurs productions diminuèrent pour les mêmes causes et dans les mêmes proportions que celles de la Péninsule. Pour se relever de leur épuisement, il leur fallait, comme à celle-ci, le secours

(1) Robertson, Histoire d'Amérique, 1. VIII, p. 738 et seq.

de la population, cette richesse première des nations; mais, comme à celle-ci, ce secours leur manqua. Leurs vastes territoires s'étaient peu à peu dépourvus d'Indiens par les guerres des conquistadores, par les travaux excessifs et le désespoir qui en est la suite, par les exigences d'une civilisation incomprise, et surtout par la petite vérole, peste jusqu'alors inconnue à ces climats, et pour laquelle nul moyen curatif n'y était connu. De si grands vides n'avaient pu être encore que bien insuffisamment comblés par la traite des noirs, et la colonisation de ces premiers établissements américains avait dû reculer par suite de l'impossibilité où se trouvait alors l'Espagne d'y aider. Quant aux dernières conquêtes territoriales, elles furent livrées à leurs propres efforts par une métropole désormais impuissante à les coloniser.

Au nombre de ces dernières acquisitions figurent la Trinidad et la Guyane. On a dit à tort que ces deux colonies avaient été abandonnées par l'Espagne ; ce qui est vrai, c'est qu'elles lui échurent trop tard pour en recevoir les secours nécessaires à leur avancement. Il y a cette justice à rendre à ce pays, qu'il ne cessa jamais, quelle que fût sa fortune, de faire de ses dépendances l'objet de sa plus vive sollicitude. Jamais, non plus, il ne donna au monde le spectacle affligeant d'une métropole heureuse et riche, dont les colonies succombent sous le poids de la misère et de l'abandon. Toujours il sut les maintenir au niveau de sa hauteur, et parfois même les conserver dans la prospérité et l'abondance, alors qu'il se trouvait lui-même plongé dans le malheur. Autant que le lui permit son état actuel de

décadence, il se préoccupa du sort de ses deux nouveaux établissements de la Trinidad et de la Guyane. Il les unit à la province de Cumaná, déjà mieux colonisée qu'eux, et en état de veiller à leur administration, et de les protéger contre les agressions étrangères. De ces trois tronçons se forma le gouvernement dit de la Nouvelle-Andalousie (1), nom par lequel avait été désigné, dans les cartes marines du trop célèbre Amerigo Vespucci, le territoire continental dont il avait visité les côtes en compagnie d'Alonso de Ojeda, en 1499. Ge nouveau gouvernement fut, comme les différentes provinces dont il avait été formé, placé sous la juridiction de Santa-Fé de Bogota, et eut pour chef-lieu la ville de Cumaná. La date de sa formation nous est restée inconnue, par suite de la destruction de ses archives; mais nous croyons pouvoir la placer dans les premières années qui suivent la mort de don Fernando de Berrío. C'est à cette époque, en effet, que, dans les chroniques espagnoles, se perdent les noms des gouverneurs particuliers de l'île et de la Guyane, et ne se conservent que ceux des capitaines généraux et conquistadores de la Nouvelle-Andalousie jusqu'en 1640; pendant cette période de quinze à dix-huit ans, il y a apparence qu'ils étaient représentés à San-José de Oruña et à SantoTomé de Guayana par des lieutenants dont les noms ne nous ont pas été conservés. Nous n'avons pu retrouver que ceux des capitaines généraux de Cumaná, à savoir : Don Juan de Dios Valdez, provisoirement; Don Luis de

(1) Fr. A. Caulin,! Historia de la Nueva-Andalucia, 1. II, ch. II, p. 108.

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