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n'a-t-il pas remarqué que les sourds et muets ne doivent cette faculté qu'à leurs instituteurs, qui, eux-mêmes, ne tirent leur méthode d'enseigner que d'une langue déja formée ?

Les besoins des hommes, leur foiblesse à leur naissance et pendant les premières années de leur vie, la tendresse des pères et des mères pour leurs enfans, sont, avec la pitié que Dieu a gravée dans nos cœurs, les moyens dont il s'est servi, pour réunir les humains, dès le moment de la création; moyens qui prouvent assez à l'incrédulité la plus obstinée, que la destination des hommes fut d'être en société. Rousseau (1) pense au contraire que l'homme de la nature est sans commisération et sans bienveillance pour ses semblables, et qu'il est de son instinct, lorsqu'il veut pourvoir à ses besoins physiques, d'être dans l'isolement le plus absolu. C'est donner une bien mauvaise idée de l'état naturel que le philosophe sembloit regretter. Mais où n'entraînent pas l'esprit de système et l'abus des talens?

L'amour seul a donc, si l'on en croit Rous

(1) Rousseau n'a point parlé ainsi dans le Discours su l'inégalité. On sait qu'il s'est souvent contredit.

seau, réuni les hommes et produit les langues primitives. Passons à l'application qu'il fait luimême de cette théorie, et voyons si, malgré le charme dont il cherche à embellir son opinion, il ne tombe pas dans de nouvelles erreurs et dans des contradictions auxquelles il ne peut échapper.

Il fait une distinction entre la formation des langues méridionales et la formation des langues du nord. Au midi, les familles éparses sur un vaste territoire où tous les fruits venoient sans culture, où la douceur du climat dispensoit les hommes de se vêtir, où rien n'obligeoit au travail, vivoient dans la plus douce sécurité, et dans l'ignorance de tous les maux. Ces mortels heureux n'avoient pas besoin du langage des sons pour exprimer des idées qu'ils ne se donnoient pas la peine de former. Il est inutile d'observer que, dans cet Eden imaginé par Rousseau, les hommes avoient à se garantir des attaques des bêtes féroces qui y abondent, et qu'un soleil brûlant les dévoroit une partie de l'année. Je laisse sa brillante imagination s'exercer sur des peintures riantes, et j'arrive à l'époque où les langues doivent leur origine à l'amour. Noverre auroit sûrement fait une scène de pantomime très-jolie sur ce sujet; mais je

doute qu'il eût surpassé l'auteur du Devin du Village.

Les puits creusés dans ce pays un peu aride étoient les points de réunion de la jeunesse.

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Là, dit Rousseau, se formèrent les premiers » rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles » venoient chercher de l'eau pour le ménage ; » les jeunes hommes venoient abreuver leurs » troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux » mêmes objets dès l'enfance, commencèrent à » en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces » nouveaux objets ; un attrait inconnu le rendit >> moins sauvage; il sentit le plaisir de n'être » pas seul. L'eau devint insensiblement plus » nécessaire, le bétail eut soif plus souvent; on » arrivoit en hâte, et l'on partoit à regret. Dans » cet âge heureux où rien ne marquoit les heures, où rien n'obligeoit à les compter, le » temps n'avoit d'autre mesure que l'amusement » et l'ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs » des ans, une ardente jeunesse oublioit par degrés sa férocité; on s'apprivoisoit peu à peu » les uns les autres; en s'efforçant de se faire » entendre, on apprit à s'expliquer. Là, se firent les premières fêtes, les pieds bondissoient de joie, le geste empressé ne suffisoit plus, la » voix l'accompagnoit d'accens passionnés; le

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plaisir et le desir, confondus ensemble, se » faisoient sentir à la fois. Là, fut enfin le vrai

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berceau des peuples; et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l'a

» mour ».

Il ne manqueroit rien à cette charmante idylle, si les feux de l'amour qui sortent du cristal des fontaines ne portoient pas l'empreinte de la recherche et de l'affectation qu'on reproche justement à plusieurs écrivains du dixhuitième siècle. Examinons plus sérieusement les faits supposés par Rousseau, et n'oublions pas que ces jeunes gens si délicats, ces jeunes filles si coquettes, ne savent point parler.

L'amour, tel que vient de le peindre Rousseau, ne peut naître que dans une société déja perfectionnée. Il a besoin, pour se développer, d'une décence de mœurs, sans laquelle on ne peut le concevoir. La vie sédentaire, les occupations paisibles, les soins maternels qui s'étendent jusqu'aux détails les plus minutieux, la modestie, la timidité, l'innocente coquetterie, qui peut s'y joindre, tout cela est nécessaire pour donner aux jeunes filles le charme qui inspire un amour délicat. Quand on se rencontre on rougit; les yeux expriment ce que la parole ne peut rendre ; on cherche à se revoir;

les entretiens se prolongent; les rendez-vous se donnent sans qu'on s'en aperçoive; on aime, on est aimé, et l'hymen couronne enfin des feux si purs. C'est ainsi que, dans la Genèse, sont racontés avec une touchante simplicité les amours de Jacob et de Rachel, et l'entrevue du serviteur d'Abrabam et de la jeune Rebecca, qui dut à un acte d'humanité le choix glorieux qu'on fit d'elle pour Isaac.

L'espèce de sauvages dont parle Rousseau qui n'avoient pas même l'usage de la parole, pouvoit-elle éprouver et inspirer les sentimens que je viens de décrire? A supposer qu'une pareille peuplade ait pu exister, les besoins physiques n'étoient-ils pas l'unique règle de ses liaisons grossières ?

Au lieu d'attribuer à l'amour l'origine des langues, Rousseau, puisqu'il vouloit faire un système, n'auroit-il pas dû dire que les premières paroles humaines furent produites par des adorations à l'Être-Suprême, par la commisération gravée dans le cœur de l'homme, et par le besoin que le foible put avoir du fort? Ces sentimens doivent précéder l'amour. Le système n'eût pas été plus juste, puisque, comme j'espère bientôt le démontrer, la faculté de parler nous a été donnée lors de la création ;

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