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J'ai cherché à donner une idée juste du talent de Corneille, et de l'influence qu'il a eue sur les premières années du siècle de Louis xiv. Je n'ai pas dissimulé ses défauts, mais j'ai cru devoir distinguer ceux dont il ne pouvoit se garantir, de ceux auxquels il a été entraîné par son goût pour des auteurs qu'il a surpassés.

Pendant que Corneille donnoit Attila, Pulchérie et Suréna, Racine faisoit représenter ses chefs-d'œuvres. Quoique Pascal ait fait paroître les Lettres provinciales avant les premières tragédies de Racine, je n'en parlerai que lorsque je m'occuperai des prosateurs, qui, autant que les poëtes, ont illustré le grand siècle de notre littérature. Il m'a semblé que je devois sacrifier ici l'ordre chronologique à la clarté et à la méthode; et séparer, en conséquence, nos chefsd'œuvres de poésie de nos chefs-d'œuvres en prose. Je vais donc commencer par passer en revue tous les grands poëtes qui ont fleuri sous le règne de Louis XIV.

Racine perfectionna la langue poétique, mais ce ne fut pas sans effort. On remarque que dans ses deux premières tragédies, il luttoit avec peine contre le vieux langage, et qu'il ne put s'empêcher d'employer quelques expressions et quelques tournures de phrase qu'il a ensuite

cru devoir bannir de la langue. On n'a pas encore examiné et suivi la gradation qui l'a conduit insensiblement à l'élégance et à la pureté qu'il a portées à un aussi haut degré. Cet examen entre nécessairement dans mon sujet, et je vais essayer, en prenant pour objet de mes observations, la tragédie des Frères ennemis, d'indiquer un petit nombre de mots et de tours qui ont disparu de notre langue poétique. J'indiquerai aussi quelques-unes de ces beautés du premier ordre qui annonçoient l'auteur de Phèdre et d'Athalie.

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Jocaste dit à Olympe :

Que l'on coure avertir et hater la princesse.

Le mot háter n'est plus admis dans cette acception; on dit : je me hâte, mais on ne peut dire : je hâte quelqu'un,

Antigone dit à Créon:

Et l'amour du pays nous cache une autre flamme;
Je le sais, mais, Créon, j'en abhorre le cours.

J'abhorre le cours d'une flamme, est une tournure négligée; elle se retrouve plusieurs fois dans cette tragédie.

Créon dit:

Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères.

Ardeur, au pluriel, n'est plus en usage : faire mes ardeurs est incorrect; ce tour a été employé quelquefois par Corneille.

Etéocle dit en parlant de Polynice :

J'aurois même regret qu'il me quittát l'empire.

Quitter ne peut plus être employé pour céder, A l'époque où écrivoit Racine, quitter, dans cette acception, avoit plus de force que céder. Il exprimoit une cession faite avec regret. Créon répond à Etéocle:

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Je serai le premier à reprendre les armes,

Et si je 'demandois qu'on en rompit le cours,

Je demande encor plus que vous régniez toujours.

J'ai déja relevé cette expression. Ici, la négligence est plus marquée. On pourroit, à toute force dire le cours d'une flamme, mais jamais le cours des armes.

Polynice dit à Jocaste :

D'un éclat si honteux je rougirois dans l'âme.

Cette expression a été bannie de la tragédie par Racine, comme peu noble. Elle se retrouve dans le récit du combat des deux frères :

Mon fils qui de douleur en soupiroit dans l'âme.

Racine n'avoit pas encore acquis le talent d'asservir la rime, et d'éloigner les mots parasites qui affoiblissent les vers.

On éprouve une contrainte pénible, lorsqu'on cherche à relever quelques fautes dans Racine, quoiqu'elles tiennent au temps où il écrivit les Frères ennemis, quoiqu'on ne hasarde la critique que sur son premier essai. Je me bornerai donc aux citations que je viens de faire. Elles me semblent suffire pour donner une idée de l'état où étoit la langue poétique à cette époque.

Il me reste à rappeler les morceaux où Racine donna des espérances qu'il justifia si bien par la suite. On croit voir un passage d'Andromaque, lorsqu'on lit les vers aussi tendres qu'élégans du rôle d'Antigone, quand elle parle de son amitié pour Polynice.

Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,
Et j'avois sur son cœur une entière puissance,
Je trouvois à lui plaire une extrême douceur,

Et les chagrins du frère étoient ceux de la sœur.

La haine d'Etéocle pour son frère est peinte avec une force dont jusqu'alors on n'avoit vu des exemples que dans Corneille. Les vers ont une précision rigoureuse; on n'y remar

que aucune expression vieillie, aucun mot parasite.

Je ne sais si mon coeur s'appaisera jamais,

Ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée;
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
Elle est née avec nous; et sa noire fureur,
Aussitôt que la vie, entra dans notre coeur :
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance;
Que dis-je ? nous l'étions avant notre naissance;
Triste et fatal effet d'un sang incestueux !
Tandis qu'un même sein nous enfermoit tous deux,
Dans le flanc de ma mère, une guerre intestine

De nos divisions nous marqua l'origine.

Elles ont,

tu le sais, paru dans le berceau,

Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On diroit que le ciel, par un arrêt funeste,

Voulut de nos parens punir ainsi l'inceste,

Et que de notre sang

il voulut mettre au jour

Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.

<«<< Une pièce, dît le fils du grand Racine, où » la haine est représentée avec des couleurs si » fortes et si vraies, annonçoit un peintre des » passions

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On pourroit offrir encore à l'admiration des lecteurs la scène des deux frères, en présence de Jocaste. Son étendue ne me permet pas de la citer. Le récit du combat, qui est regardé

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