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rateurs modernes ont voulu nous le représenter. Comme tous les bons poëtes du siècle de Louis XIV, il travailloit beaucoup ses ouvrages. Ses distractions continuelles étoient produites par l'attention constante qu'il donnoit à ses poésies. Quand, pour aller à l'Académie, il disoit qu'il prenoit le chemin le plus long, c'étoit pour s'occuper seul de quelque idée qui le tourmentoit. Les anecdotes de sa vie privée, qu'on a beaucoup exagérées, ne prouvent rien contre la manière dont il faisoit ses ouvrages. « Je vous >> donnerai ces deux livres de La Fontaine • » dit madame de Sévigné, et quand vous de>vriez vous mettre en colère, je vous dirai qu'il » y a des endroits jolis et d'autres ennuyeux. On » ne veut jamais se contenter d'avoir bien fait, » et, en voulant mieux faire, on fait plus mal ». Ce témoignage d'une femme qui fut la protectrice de La Fontaine me paroît irrécusable. Il répond victorieusement à l'idée fausse que dans le dix-huitième siècle on s'est formée de ce poëte.

On a depuis long-temps fait sentir le charme

de cette anecdote, et on la prit au sérieux. Il est assez singulier de voir Chamfort dire sentencieusement à l'Académie françoise Le fablier devoit porter des fables.

des

des meilleures fables de La Fontaine. Les Animaux malades de la peste, les deux Pigeons, etc. ont exercé plusieurs commentateurs qui en ont fait remarquer toutes les beautés. J'examinerai une fable dont la réputation est moins grande, et je m'efforcerai de faire connoître la manière de La Fontaine.

LE LOUP ET LES BREBIS.

Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les loups firent la paix avecque les brebis.
C'étoit apparemment le bien des deux partis;
Car si les loups mangeoient mainte bête égarée,
Les bergers de leur peau se faisoient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,

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Ils ne pouvoient jouir qu'en tremblant, de leurs biens.
La paix se conclut donc, on donne des otages,

Les loups leurs louveteaux, et les brebis leurs chiens.
L'échange en étoit fait aux formes ordinaires,

Et réglé par des commissaires.

Au bout de quelque temps, que messieurs les louvats
Se virent loups parfaits et friands de tuerie,
Ils vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les bergers n'étoient pas,

Étranglent la moitié des agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents, dans les bois se retirent.
Ils avoient averti leurs gens secrètement;

Les chiens qui, sur leur foi, reposoient sûrement,

L

Furent étranglés en dormant.

Cela fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent.

Tout fut mis en morceaux, un seul n'en échappa.

Nous pouvons conclure de là

Qu'il faut faire aux méchans guerre

La paix est fort bonne de soi,

continuelle.

J'en conviens; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi!

Cette fable est remarquable par sa moralité. Ordinairement La Fontaine ne prescrit que des vertus douces ; il montre le bonheur dans une sorte d'insouciance. Il paroît ici sortir de son caractère, en voulant qu'on fasse aux méchans une guerre continuelle.

Le style de cette fable est plein de charme et d'ingénuité : elle commence d'un ton pompeux; c'est un moyen que La Fontaine employoit souvent, et qui donne aux sujets qu'il traite une importance comique très-agréable. C'est ainsi qu'il parle, dans d'autres fables, du Blocus de Ratopolis, de la Guerre de Troie, en peignant deux taureaux amoureux, de la propriété du premier occupant, à l'occasion d'un lapin et d'une belette : la paix étoit nécessaire aux deux partis :

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Car si les loups mangeoient mainte bête égarée,
Les bergers de leur peau se faisoient maints habits.

Peut-on rendre, avec plus de raison et d'une manière plus précise, une idée qui sembloit demander des développemens? Remarquez en outre que la tournure est pleine d'originalité et de comique.

La paix se conclut, on donne des otages, l'échange est fait, il est réglé par des commissaires. Voilà encore des exemples de cette importance donnée adroitement à de petits sujets. Messieurs les bergers, sur la foi des traités, n'étoient point dans la bergerie; les louveteaux, devenus grands, saisissent cette occasion pour emporter la moitié des agneaux les plus gras. Messieurs les chiens, encore plus confians que les bergers, sont étranglés en dormant :

Cela fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent.

Ce récit est admirable. Quelle grâce et quelle simplicité dans le dernier vers! Je dois faire observer deux légères taches dans le style de cette fable:

Ni d'autre part pour les carnages.

Carnage ne se dit qu'au singulier. Reposoient sûrement. Sûrement n'est point le synonyme de en sûreté.

En général le style de La Fontaine présente quelques-unes de ces petites incorrections. Il a

aussi pris dans Marot et dans Rabelais plusieurs mots qui ne sont plus d'usage. J'en citerai quelques-uns: alléché pour attiré, hère pour décharné; ce mot est substantif, il ne se dit qu'avec une épithète : un pauvre hère; testonner pour ajuster une tête, biens prévenus pour biens anticipés par notre imagination, grègues pour chausses, gaster pour estomac, chère-lie pour grande chère, etc.

Depuis long-temps on a l'habitude de faire apprendre aux enfans les fables de La Fontaine. Cette méthode, blâmée par J. J. Rousseau, a ses avantages et ses inconvéniens. Les enfans peuvent puiser dans une grande partie de ces fables, les premiers principes de la morale et de la société ; ils peuvent aussi, comme le dit La Fontaine dans sa préface, y apprendre à connoître les propriétés des animaux et leurs divers caractères. Mais d'un autre côté, n'estil pas à craindre qu'ils n'y puisent des connoissances dangereuses pour leur âge? Il me semble donc qu'on devroit faire pour l'éducation, un choix judicieux des fables de La Fontaine. On auroit soin aussi de faire remarquer aux enfans les mots vieillis, afin qu'ils ne les adoptent pas, et que jamais ils ne les emploient, ni quand ils parlent, ni quand ils écrivent.

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