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quelques instans, à Rousseau, le principe d'où il tire ses conséquences, il étoit possible de les combattre, et de montrer, qu'avec l'imagination la plus vaste, le plus grand talent pour la dialectique, on ne peut s'empêcher de s'égarer lorsqu'on abandonne tous les sentiers battus, pour se précipiter dans le vague des théories.

Comme les ouvrages de Rousseau sont plus généralement lus que les livres moins bien écrits de Condorcet et de Condillac, j'ai cru devoir examiner son système, préférablement à ceux de ces deux philosophes. Condorcet et Condillac, employant la même supposition, il est inutile de discuter les opinions qu'ils en font dériver. Condorcet admet, comme Rousseau, l'état de nature, suivi d'un rapprochement qui a produit l'état de société. Condillac, plus circonspect, parce qu'il étoit chargé de l'éducation d'un prince catholique, semble croire aux traditions de l'Écriture; mais il suppose que deux enfans ont été abandonnés, qu'ils ont vécu sans aucun secours; et c'est sur ces deux êtres imaginaires qu'il fait l'essai de sa théorie; c'est, en d'autres termes, admettre l'état naturel de l'homme. Il suffit, comme je l'ai dit, de nier cette supposition dénuée de preuves, pour en détruire les conséquences.

*

L'état de société et la faculté donnée à

l'homme d'exprimer ses idées par des paroles, sont dépendans l'un de l'autre, et ne peuvent se séparer. En prouvant que l'homme a parlé dès qu'il a été créé, on prouvera donc, en même temps, qu'il a toujours été en société.

J'admettrai encore une fois l'état de nature, pour démontrer l'impossibilité de ses conséquences. Je suppose que quelques hommes qui ont toujours vécu dans l'isolement, se réunissent par leurs passions, comme le veut Rousseau, ou par leurs besoins, comme le soutiennent les autres philosophes modernes. Je consens qu'ils puissent donner un nom à l'arme dont ils se servent à la chasse, à l'arbre sous lequel ils dorment, à l'animal contre lequel ils combattent: voilà le substantif physique trouvé. Ils pourront même, après beaucoup de temps, qualifier ces trois objets, non point d'après une idée métaphysique, mais d'après les effets que ces objets produisent sur la vue, le toucher, l'ouie et l'odorat. Ainsi les adjectifs grand, petit, dur, mou, pourront exister.

Mais comment les hommes imagineront-ils le verbe ? Le verbe être, lorsqu'il ne sert que de liaison au substantif et à l'adjectif, ne sera point à leur usage. Au lieu de dire l'arbre est grand,

la pierre est dure, ils diront, l'arbre grand, la pierre dure.

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Des milliers de siècles ne suffiront pas à des êtres si peu différens des animaux, et qui n'obéissent qu'à un aveugle instinct, pour exprimer, d'après les premières règles du verbe, l'action, soit de l'esprit, soit du corps, subdivisée en autant de parties qu'il y a de mouvemens dans l'homme. Pour rendre les mouvemens de courir, de marcher, de toucher, de regarder, par les verbes les plus aisés à trouver, puisque l'action se renouvelle sans cesse, il faut être parvenu à définir cette action. Or, quelles opérations de l'esprit ne faut-il pas pour définir? Il faut concevoir, juger, et raisonner (1). Combien de fois le verbe n'est-il pas employé dans ces trois opérations? Il est donc impossible à l'homme de faire aucune définition sans le secours du verbe (2). Ainsi, le verbe seroit absolument nécessaire à l'invention du verbe ;

(1) Le discours où le verbe est employé, est le discours d'un homme qui ne conçoit pas seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme. Gram. gén.

(2) L'objection des sourds-muets tombe d'elle-même, puisque, dès qu'ils sont avec des hommes qui parlent, ils apprennent intérieurement une langue complète.

on seroit forcé, pour arriver aux élémens de cette science, d'en connoître auparavant la théorie (1). Supposition inadmissible, qui prouve que les partisans de l'état naturel tombent sans cesse dans un cercle vicieux, d'où ils ne peuvent sortir. Donc le don de parler nous a été fait, lors de la création, par Dieu, qui a voulu que l'homme fût un être pensant et sociable (2).

Je n'ai pas cité les plus grandes difficultés d'une langue ainsi formée. Des hommes, aussi dépourvus d'intelligence, inventeront-ils ces combinaisons admirables des verbes, qui, sous le nom de conjugaisons et de temps, expriment le présent, le passé et l'avenir? Je le répète, cette faculté, dont jouit l'homme, d'exprimer ainsi les plus secrètes opérations de son esprit, ne peut être qu'un présent de la Divinité.

(1) Dans le Discours sur l'inégalité, Rousseau, qui n'avoit pas encore fait le traité que je viens d'examiner, dit : Que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir la parole.

(2) Buffon pense que l'homme a toujours parlé. «L'homme, » dit-il, rend par un signe extérieur ce qui se passe au-de» dans de lui; il communique sa pensée par la parole; ce

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signe est commun à toute l'espèce humaine; l'homme » sauvage parle comme l'homme policé, et tous deux par» lent naturellement et parlent pour se faire entendre ».

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Que dirai-je des substantifs qui expriment des objets métaphysiques, tels que raison, jugement, bonté, vertu, etc., et des verbes qui n'ont aucun rapport aux mouvemens de notre corps, tels que juger, réfléchir, penser, etc.? Je n'ai pas besoin de multiplier les difficultés. - J'abandonne les hypothèses, et pour pousser plus loin la conviction, je ne m'en rapporte plus qu'aux objets qui existent, et qui frappent continuellement nos yeux. C'est en les observant sous ce nouveau point de vue, que je parviendrai à donner la preuve incontestable que les hommes ont toujours parlé.

Tout être existant dans l'univers, et doué du sentiment, a des organes plus ou moins perfectionnés. Tous ces organes ont leur usage, soit pour l'existence, soit pour la conservation, soit pour la destination future de l'individu. Si quelqu'un de ces êtres a quelque organe imparfait, ou en est privé, l'exception confirme la règle générale, puisque l'individu supplée à cet organe, ou perd, par cette privation, les avantages accordés à son espèce (1).

(1) Quoiqu'un monstre tout seul, dit Mallebranche, soit un ouvrage imparfait, toutefois lorsqu'il est joint avec le reste des créatures, il ne rend point le monde imparfait ou indigne de la sagesse du Créateur.

B

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