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habitans. Ces expéditions lointaines, où les peuples purent remarquer des usages nouveaux pour eux, des inventions qui leur étoient inconnues; les sites délicieux de l'Asie mineure, un climat doux, l'aspect des monumens de l'antiquité, dûrent développer les facultés intellectuelles de ces conquérans, et leur inspirer du goût pour les arts agréables. On peut justement attribuer à cette impulsion les talens oratoires de saint Bernard qui, dans les plaines de Vézelay, harangua en françois des milliers d'auditeurs. Un siècle qui produisit des hommes tels que Pierre le Vénérable et Abailard, une femme telle qu'Héloïse, n'étoit pas un siècle entièrement barbare.

Constantinople étoit l'unique séjour où les belles-lettres se fussent conservées. Au milieu des horreurs qui souillent si souvent les fastes de l'Empire, l'esprit de société n'avoit point été détruit. Les institutions des premiers empereurs chrétiens y subsistoient encore; et, malgré la corruption des mœurs, malgré les fréquentes révolutions du palais, le peuple de Bisance avoit conservé ce vernis d'élégance et d'urbanité qui distingue les nations policées. Ces mœurs étoient absolument étrangères aux peuples de l'occident. On cultivoit à Constantinople les

arts d'agrément; la poésie et l'éloquence y étoient honorées ; et la langue grecque, quoique dégénérée, prêtoit toujours aux ouvrages d'esprit ses grâces et son harmonie.

Lorsque Baudouin, comte de Flandre, aidé par les Génois et par les Vénitiens, monta sur le trône des Comnènes, les trois nations se familiarisèrent avec le peuple de Constantinople. Pendant l'empire latin qui dura un peu plus d'un demi-siècle, il est à croire qu'elles puisèrent au centre des arts et des belles-lettres, les germes du goût qu'elles développèrent dans la suite. Les liens que les François contractèrent avec les familles grecques, la préférence que les femmes

accordoient à ces chevaliers dont elles aimoient à polir les manières un peu sauvages, la nécessité où ils étoient d'apprendre la langue des réunions brillantes où ils étaient admis, dûrent leur faire sentir la dureté et la barbarie de leur idiome; et de ce mélange trop court d'un peuple guerrier, avec une nation livrée aux arts paisibles, dut naître, pour la France qui étoit alors la métropole de ces foibles débris de l'empire grec, un progrès rapide vers le perfectionnement de la société. Le commerce maritime que les Vénitiens établirent entr'eux et Constantinople qui se trouvoit l'entrepôt de tout

le levant, contribua à enrichir l'Italie, à la rendre moins barbare; et le midi de la France jouit des mêmes avantages.

Les livres d'Aristote avoient été retrouvés vers la fin du onzième siècle. Presque tous les auteurs attribuent à cette découverte l'introduction dans la langue romane, de plusieurs mots grecs que les Romains n'avoient pas adoptés. Je pense que le séjour des François dans la Grèce, influa beaucoup plus sur cette variation de leur langue. En effet, une révolution de ce genre, dans le langage d'un peuple, se fait plutôt par l'impulsion donnée à la multitude, que par les efforts des savans; et ce qui sert à fonder cette conjecture, relativement au peuple dont je parle, c'est qu'à cette époque, les savans seuls étoient en état de lire Aristote, tandis que le peuple entier avoit des relations avec les vainqueurs des Grecs. D'ailleurs, on sait qu'alors les livres sérieux étoient écrits en latin, langue inconnue à la multitude. Les mots grecs ne purent donc se répandre par ce moyen dans la langue vulgaire.

L'époque des croisades nous offre les premiers monumens de la poésie françoise. Thibault, comte de Champagne, et le châtelain de Coucy chantèrent leur amour dans cette langue informe. L'un, égaré par une passion

qui ne fut jamais partagée, composa pour la reine Blanche, mère de saint Louis, plusieurs chansons qui ont été conservées. L'autre, qui fit le malheur de la fameuse Gabrielle de Vergy, lui adressa aussi des vers. Leur idiome étoit bien peu propre à exprimer de tels sentimens. Tous les mots dont les terminaisons s'expriment aujourd'hui par la syllabe ueil, finissoient par le son dur de oil. Ainsi, au lieu de dire orgueil, accueil, sommeil, on disoit : orgoil, accoil, sommoil. Les mots en eur se terminoient en our; ainsi, au lieu de dire douceur, douleur, on disoit : douçour, doulour (1). On se permettoit de retrancher une partie des mots, ce qui rend ce jargon presque inintelligible; enfin les verbes n'avoient pas de conjugaisons fixes, et chaque auteur se formoit des règles particulières.

Joinville écrivit en prose l'histoire de la guerre dans laquelle il s'étoit signalé. Son langage étoit si peu intelligible, même sous le règne de François 1o, qu'à cette époque on le traduisit. Nous ne lisons plus aujourd'hui que cette traduction. Le Roman de la Rose, attribué

er

(1) Les sons age, agne se prononçoient comme aige,

aigne.

à Guillaume de Lorris, et à Jéhan de Mehun, fut aussi un monument littéraire de ce temps. Quoique le fonds de ce roman n'ait rien d'attachant, ni d'ingénieux, il est encore trèsrecherché par les amateurs du vieux langage,

La France ne comptoit encore que ces auteurs barbares, lorsque la langue italienne se formoit, devenoit harmonieuse, et se prêtoit à l'enthousiasme de la poésie. Au milieu des discordes des Guelphes et des Gibelins, parmi les dissentions d'une république qui ne trouva le repos qu'en recevant les lois des Médicis, le Dante, citoyen séditieux et poëte énergique, débrouilla le chaos de l'idiome grossier que les Goths avoient substitué à la langue romaine. Ses poëmes que les Italiens même ont peine à comprendre aujourd'hui, parce qu'ils sont remplis d'allusions aux événemens dont il fut témoin et auxquels il prit part, firent les délices de son temps, produisirent une révolution favorable aux lettres, et doivent être considérés comme le premier monument de la langue toscane. Plusieurs mots employés par ce poëte, ont été bannis, lorsque l'idiome italien s'est perfectionné, et se retrouvent dans notre langue; cela prouve qu'à cette époque le françois différoit peu du langage de l'Italie.

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