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leurs travaux ; ils s'unissent pour les défendre ils tracent des limites, et la propriété est reconnue. Telle est la gradation que les philosophes ont imaginée, en se bornant à faire des conjectures sur les commencemens de la société, sans consulter les traditions religieuses, ni les traditions historiques. De là, cette métaphysique fondée sur de pures spéculations, ces théories si trompeuses dans la pratique, l'idée d'un contrat par lequel les hommes ont stipulé leurs droits avant de se mettre en société; de là aussi les systèmes erronés sur l'origine des langues.

En partant de cette hypothèse, J. J. Rousseau a composé, d'après son imagination ardente, une théorie idéale des langues primitives. Après avoir fait passer les hommes à l'état de famille, il cherche comment ils ont pu attacher des idées à diverses modifications de sons. Selon lui, si les hommes n'avoient eu que des besoins, ils auroient bien pu ne parler jamais. Les soins de la famille, les détails domestiques, la culture des terres, la garde des troupeaux, enfin les rapports nécessaires entre les individus, pouvoient s'effectuer sans le secours de la parole. Les gestes suffisoient. La société même pouvoit se former, et acquérir un certain degré de perfection,

indépendamment de l'existence des langues; les arts pouvoient naître dans cette réunion d'hommes muets, et le commerce pouvoit s'établir entr'eux. Les passions seules, poursuit Rousseau, ont produit le langage des sons. Les besoins éloignent les hommes plus qu'ils ne les rapprochent; les passions les réunissent; et pour donner quelque probabilité à cette opinion, le philosophe de Genève met l'amour au premier rang des passions, car il eût été absurde de dire que la haine, la colère, l'envie pouvoient rapprocher les hommes.

Il est assez difficile de se former l'idée d'une société d'hommes sans passions, quand même on l'éloigneroit le moins possible de l'état naturel imaginé par les philosophes. Si l'on consent à la perfectionner assez pour que les arts et le commerce s'y introduisent, la difficulté augmente, car, sans passion, on ne peut supposer l'existence d'aucun art, et sans l'ardeur du gain, on ne peut concevoir la naissance du commerce. La première hypothèse de Rousseau est donc inadmissible. Pour prouver que les hommes peuvent, sans parler, exprimer par des gestes tout ce qu'ils sentent, s'entretenir ensemble, et pourvoir à leurs besoins, Rousseau cite l'exemple des sourds et muets élevés à Paris. Mais comment

n'a-t-il pas remarqué que les sourds et muets ne doivent cette faculté qu'à leurs instituteurs, qui, eux-mêmes, ne tirent leur méthode d'enseigner que d'une langue déja formée ?

Les besoins des hommes, leur foiblesse à leur naissance et pendant les premières années de leur vie, la tendresse des pères et des mères pour leurs enfans, sont, avec la pitié que Dieu a gravée dans nos cœurs, les moyens dont il s'est servi, pour réunir les humains, dès le moment de la création; moyens qui prouvent assez à l'incrédulité la plus obstinée, que la destination des hommes fut d'être en société. Rousseau (1) pense au contraire que l'homme de la nature est sans commisération et sans bienveillance pour ses semblables, et qu'il est de son instinct, lorsqu'il veut pourvoir à ses besoins physiques, d'être dans l'isolement le plus absolu. C'est donner une bien mauvaise idée de l'état naturel que le philosophe sembloit regretter. Mais où n'entraînent prit de système et l'abus des talens?

pas

l'es

L'amour seul a donc, si l'on en croit Rous

(1) Rousseau n'a point parlé ainsi dans le Discours su l'inégalité. On sait qu'il s'est souvent contredit.

seau, réuni les hommes et produit les langues primitives. Passons à l'application qu'il fait luimême de cette théorie, et voyons si, malgré le charine dont il cherche à embellir son opinion, il ne. tombe pas dans de nouvelles erreurs et dans des contradictions auxquelles il ne peut échapper.

Il fait une distinction entre la formation des langues méridionales et la formation des langues du nord. Au midi, les familles éparses sur un vaste territoire où tous les fruits venoient sans culture, où la douceur du climat dispensoit les hommes de se vêtir,où rien n'obligeoit au travail, vivoient dans la plus douce sécurité, et dans l'ignorance de tous les maux. Ces mortels heureux n'avoient pas besoin du langage des sons pour exprimer des idées qu'ils ne se donnoient pas la peine de former. Il est inutile d'observer que, dans cet Eden imaginé par Rousseau, les hommes avoient à se garantir des attaques des bêtes féroces qui y abondent, et qu'un soleil brûlant les dévoroit une partie de l'année. Je laisse sa brillante imagination s'exercer sur des peintures riantes, et j'arrive à l'époque où les langues doivent leur origine à l'amour. Noverre auroit sûrement fait une scène de pantomime très-jolie sur ce sujet; mais je

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doute qu'il eût surpassé l'auteur du Devin du Village.

Les puits creusés dans ce pays un peu aride, étoient les points de réunion de la jeunesse.

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Là, dit Rousseau, se formèrent les premiers >> rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles >> venoient chercher de l'eau pour le ménage ; » les jeunes hommes venoient abreuver leurs » troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux » mêmes objets dès l'enfance, commencèrent à » en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces » nouveaux objets ; un attrait inconnu le rendit » moins sauvage; il sentit le plaisir de n'être » pas seul. L'eau devint insensiblement plus » nécessaire, le bétail eut soif plus souvent; on >> arrivoit en hâte, et l'on partoit à regret. Dans » cet âge heureux où rien ne marquoit les » heures, où rien n'obligeoit à les compter, le » temps n'avoit d'autre mesure que l'amusement » et l'ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs » des ans, une ardente jeunesse oublioit par » degrés sa férocité ; on s'apprivoisoit peu à peu » les uns les autres; en s'efforçant de se faire » entendre, on apprit à s'expliquer. Là, se firent » les premières fêtes, les pieds bondissoient de joie, le geste empressé ne suffisoit plus, la >> voix l'accompagnoit d'accens passionnés; le

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