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CHAPITRE V.

MESSIEURS de P. R. après avoir exposé dans ce chapitre les meilleurs principes typographiques, ne sont arrêtés que par le scrupule sur les étymologies; mais ils proposent du moins un correctif qui fait voir que les caractères superflus devroient être ou supprimés, ou distingués. Il est vrai qu'on ajoute aussitôt : Ce qui ne soit dit que pour exemple. Il semble qu'on ne puisse proposer la vérité qu'avec timidité

et réserve.

On est étonné de trouver à la fois tant de raison et de préjugés. Celui des étymologies est bien fort, puisqu'il fait regarder comme un avantage ce qui est un véritable défaut; car enfin les caractères n'ont été inventés que pour représenter les sons. C'étoit l'usage qu'en faisoient nos anciens : quand le respect pour eux nous fait croire que nous les imitons, nous faisons précisément le contraire de ce qu'ils faisoient Ils peignoient leurs sons : si un mot eût alors été composé d'autres sons qu'il ne l'étoit, ils auroient employé d'autres caractères. Ne conservons donc pas les mêmes pour des sons qui sont devenus différens. Si l'on emploie quelquefois les mêmes sons dans la langue parlée, pour exprimer des idées différentes, le sens et la suite des mots suffisent pour ôter l'équivoque des homonymes. L'intelligence ne feroit-elle pas pour la langue écrite ce qu'elle fait pour la langue parlée? par exemple, si l'on écrivoit champ de campus, comme chant de cantus en confondroit-on plutôt la signification dans un écrit que dans le discours? L'esprit

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seroit-il là-dessus en défaut? N'avons-nous pas même des homonymes dont l'orthographe est pareille? cependant on n'en confond pas le sens. Tels sont les mots son, sonus; son, furfur; son, suus, et plusieurs autres.

L'usage, dit-on, est le maître de la langue; ainsi il doit décider également de la parole et de l'écriture. Je ferai ici une distinction. Dans les choses purement arbitraires, on doit suivre l'usage, qui équivaut alors à la raison: ainsi l'usage est le maître de la langue parlée. Il peut se faire que ce qui s'appelle aujourd'hui un livre, s'appelle dans la suite un arbre; que vert signifie un jour la couleur rouge, et rouge la couleur verte, parce qu'il n'y a rien dans la nature ni dans la raison qui détermine un objet à être désigné par un son plutôt que par un autre : l'usage qui varie là-dessus n'est point vicieux, puisqu'il n'est point inconséquent, quoiqu'il soit inconstant. Mais il n'en est pas ainsi de l'écriture: tant qu'une convention subsiste, elle doit s'observer. L'usage doit être conséquent dans l'emploi d'un signe dont l'établissement étoit arbitraire : il est inconséquent et en contradiction, quand il donne à des caractères assemblés une valeur différente de celle qu'il leur a donnée et qu'il leur conserve dans leur dénomination; à moins que ce ne soit une combinaison nécessaire de caractères, pour en représenter un dont on manque. Par exemple, on unit un e et un u pour exprimer le son eu dans feu; un o et un u pour rendre le son ou dans cou. Ces voyelles eu et ou n'ayant point de caractères propres, la combinaison qui se fait de deux lettres ne forme alors qu'un seul signe. Mais on peut dire que l'usage est vicieux, lorsqu'il fait des combinaisons inutiles de lettres qui perdent leur son, pour

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exprimer des sons qui ont des caractères propres. On emploie, par exemple, pour exprimer le son è, les combinaisons ai, ei, oi, oient, dans les mots vrai, j'ai, peine, con- · noître, faisoient. Dans ce dernier mot, ai ne désignent qu'un e muet, et les cinq lettres oient un e ouvert grave. Nous avons cependant, avec le secours des accens tous les e qui nous sont nécessaires, sans recourir à de fausses combinaisons. On peut donc entreprendre de corriger l'usage, du moins par degrés, et non pas en le heurtant de front, quoique la raison en eût le droit; mais la raison même s'en interdit l'exercice trop éclatant, parce qu'en matière d'usage, ce n'est que par des ménagemens qu'on parvient au succès. Il faut plus d'égards que de mépris, pour les préjugés qu'on veut guérir.

Le corps d'une nation a seul droit sur la langue parlée, et les écrivains ont droit sur la langue écrite. Le peuple, disoit Varron, n'est pas le maître de l'écriture comme de la parole.

En effet, les écrivains ont le droit, ou plutôt sont dans l'obligation de corriger ce qu'ils ont corrompu. C'est une vaine ostentation d'érudition qui a gâté l'orthographe : ce sont des savans et non pas des philosophes qui l'ont altérée; le peuple n'y a eu aucune part. L'orthographe des femmes, que les savans trouvent si ridicule, est à plusieurs égards moins déraisonnable que la leur. Quelques-unes veulent apprendre l'orthographe des savans; il vaudroit bien mieux que les savans adoptassent une partie de celle des femmes, en y corrigeant ce qu'une demi-éducation y a mis de défectueux, c'est-à-dire, de savant. Pour connoître qui doit décider d'un usage, il faut voir qui en est l'auteur.

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C'est un peuple en corps qui fait une langue; c'est par le concours d'une infinité de besoins, d'idées, et de causes physiques et morales, variées et combinées durant une succession de siècles, sans qu'il soit possible de reconnoître l'époque des changemens, des altérations ou des progrès. Souvent le caprice décide, quelquefois c'est la métaphysique la plus subtile, qui échappe à la réflexion et à la connoissance de ceux même qui en sont les auteurs. Un peuple est donc le maître absolu de la langue parlée, et c'est un empire qu'il exerce sans s'en apercevoir.

L'écriture (je parle de celle des sons) n'est pas née comme le langage, par une progression lente et insensible : elle a été bien des siècles avant de naître; mais elle est née tout-à-coup, comme la lumière. Suivons sommairement l'ordre de nos connoissances en cette matière.

Les hommes ayant senti l'occasion de se communiquer leurs idées dans l'absence, n'imaginèrent rien de mieux que de tâcher de peindre les objets. Voilà, dit-on, l'origine de l'écriture figurative. Mais, outre qu'il n'est guère vraisemblable que dans cette enfance de l'esprit, les arts fussent assez perfectionnés pour que l'on fût en état de peindre les objets au point de les faire bien reconnoître, quand même on se seroit borné à peindre une partie pour un tout, on n'en auroit pas été plus avancé. Il est impossible de parler des objets les plus matériels, sans y joindre des idées qui ne sont pas susceptibles d'images, et qui n'ont d'existence que dans l'esprit ; ne fût-ce que l'assertion ou la négation de ce qu'on voudroit assurer ou nier d'un sujet. Il fallut donc inventer des signes, qui, par un rapport d'institution, fussent attachés à ces idées. Telle fut l'écriture hiérogly

phique qu'on joignit à l'écriture figurative, si toutefois celle-ci a jamais pu exister qu'en projet, pour donner naissance à l'autre. On reconnut bientôt que, si les hiéroglyphes étoient de nécessité pour les idées intellectuelles, il étoit aussi simple et plus facile d'employer des signes de conven., tion pour désigner les objets matériels : et quand il y auroit eu quelque rapport de figure entre le caractère hiéroglyphique et l'objet dont il étoit le signe, il ne pouvoit pas considéré comme figuratif. Par exemple, il n'y a pas un caractère astronomique qui pût réveiller par lui – même l'idée de l'objet dont il porte le nom, quoiqu'on ait affecté dans quelques-uns un peu d'imitation. Ce sont de purs hiéroglyphes.

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L'écriture hiéroglyphique se trouva établie, mais sûrement fort bornée dans son usage, et à portée d'un trèspetit nombre d'hommes. Chaque jour le besoin de communiquer une idée nouvelle, ou un nouveau rapport d'idée, faisoit convenir d'un signe nouveau : c'étoit un art qui n'avoit point de bornes; et il a fallu une longue suite de siècles, avant qu'on fût en état de se communiquer les idées les plus usuelles. Telle est aujourd'hui l'écriture des Chinois qui répond aux idées et non pas aux sons: tels sont parmi nous les signes algébriques et les chiffres arabes.

L'écriture étoit dans cet état, et n'avoit pas le moindre rapport avec l'écriture actuelle, lorsqu'un génie heureux et profond sentit que le discours, quelque varié et quelqu'étendu qu'il puisse être pour les idées, n'est pourtant composé que d'un assez petit nombre de sons et qu'il ne s'agissoit que de leur donner à chacun un caractère représentatif.

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