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CORRESPONDANCE entre la France et la Sardaigne, sur les questions d'Italie, et de la Savoie et Nice.-Février, Mars, 1860.

No. 1.-Le Ministre des Affaires Etrangères de France au Ministre de France à Turin.

M. LE BARON,

Paris, le 24 Février, 1860. J'AI l'honneur de vous exvoyer ci-joint copie de la dépêche que j'ai adressée à l'Ambassadeur de l'Empereur à Londres, et dans laquelle, en lui faisant connaître l'opinion du Gouvernement de Sa Majesté sur la réponse du Cabinet de Vienne à nos dernières ouvertures, je lui indique la marche la meillenre à suivre, selon moi, pour dégager toutes les responsabilités sans priver personne de sa légitime liberté d'action, comme aussi pour sortir d'une situation qui deviendrait bientôt aussi dangereuse qu'elle est confuse, si elle demeurait livrée à elle-même et au hasard des incidents. moment est donc venu pour tout le monde de s'expliquer avec une entière franchise, et je veux aujourd'hui vous exposer, sans nulle réticence, la pensée du Gouvernement de l'Empereur, afin que le Cabinet de Turin juge lui-même de la mesure dans laquelle il lui conviendra d'y conformer sa propre conduite en présence de conjonctures aussi graves et, je puis ajouter, aussi solennelles.

Le

Faire en sorte, d'une parte, que les résultats de la guerre ne soient pas compromis en Italie même; de l'autre, obtenir qu'ils soient, dans un avenir plus ou moins prochain, consacrés par l'adhésion officielle de l'Europe, ou, en d'autres termes, conjurer des complications qui livreraient la Péninsule à l'anarchie, et fonder un état de choses durable en le plaçant, le plus tôt possible, sous la sauvegarde du droit international, voilà le double but que nous n'avons cessé de poursuivre et que nous désirerions enfin atteindre avec le concours de la Sardaigne. Le Cabinet de Turin peut s'associer à nous pour l'accomplissement de cette tâche, et le succès en serait vraisemblablement assuré; il est libre également d'adopter une voie différente, mais les intérêts généraux de la France ne permettraient pas au Gouvernement de l'Empereur de l'y suivre, et la loyauté nous commande de le dire. Ce sont ces deux systèmes entre lesquels le Gouvernement de Sa Majesté Sarde aura à faire un choix que je vais successivement passer en revue avec

vous.

J'ai la confiance, M. le Baron, que si le Cabinet de Turin se montre résolu à considérer et à faire considérer par tout le monde l'organisation qu'une partie de l'Italie est appellée à se donner comme constituant l'origine d'une période historique, sans terme fixé d'avance à sa durée dans des conditions d'ordre et de paix, la nature des choses elle-même aura raison de bien des obstacles.

Pour que cette organisation ait, à tous les yeux, un tel caractère, il faut qu'elle ne contienne pas en germe les éléments d'un désordre éventuel et probable, soit dans son propre sein, soit dans ses rapports extérieurs. Le Gouvernement de l'Empereur, pour sa part, est profondément convaincu qu'une même et unique cause produirait l'un et l'autre de ces effets, et qu'elle se ferait infailliblement sentir du jour où le Cabinet de Turin entreprendrait une œuvre hors de proportion avec ses moyens réguliers d'influence et d'action. Que la Sardaigne, notamment, étende par trop son territoire, et le travail, d'assimilation auquel elle aura à se livrer rencontrera des obstacles qu'elle ne doit pas assurément se dissimuler. Elle se trouvera, en réalité, moins puissante et surtout moins maîtresse de ses résolutions; elle sera entraînée, elle ne dirigera plus, et l'impulsion qui a fait la force et le succès du Piémont, durant ces dernières années, n'aura plus son point de départ à Turin.

Ce n'est pas au moment, M. le Baron, où les destinées de la Péninsule sont à la veille de se décider pour jamais, que le Gouvernement de l'Empereur hésiterait à s'exprimer avec une liberté qui témoigne assez d'ailleurs de son vif intérêt pour une Cour amie et alliée: disons donc en toute franchise que le sentiment qui a fait surgir, dans certaines parties de l'Italie, l'idée de l'annexion et qui en a fait émettre le vou, est plutôt une manifestation dirigée contre une grande Puissance qu'un entraînement réfléchi vers la Sardaigne. Ce sentiment, s'il n'était contenu dès le début, ne tarderait pas à se traduire en exigences que la sagesse conseillerait au Cabinet de Turin de combattre. Le pourrait-il longtemps sans qu'on ne lui reprochât violemment de renier et de trahir la cause pour laquelle seule on l'aurait agrandi et armé ? Nul ne le sait, et, ce qui est vraisemblable, c'est qu'il serait exposé à deux éventualités également déplorables, la guerre et la révolution.

En calculant toutes choses, M. le Baron, avec la ferme intention de rechercher entre toutes les solutions celles qui se concilie le mieux avec les circonstances pressantes du moment et les convenances d'un avenir plus calme, on arrive à reconnaître qu'il est grand temps de s'arrêter à une combinaison que l'on puisse offrir à l'agrément de l'Europe avec quelque chance de la lui faire accepter, et qui conserverait à la Sardaigne l'entier exercice de l'influence normale qu'elle a le droit de revendiquer dans la Péninsule.

Cette combinaison, dans l'opinion mûrement posée du Gouvernement de l'Empereur, serait la suivante :

1o. Annexion complète des Duchés de Parme et de Modène à la Sardaigne;

2°. Administration temporelle des Légations de la Romagne, de Ferrare et de Boulogne sous la forme d'un vicariat exercé par Sa Majesté Sarde au nom du Saint-Siége;

3°. Rétablissement du Grande-Duché de Toscane dans son autonomie politique et territoriale.

Dans cet arrangement, l'assimilation bornée à la Lombardie et aux Duchés de Parme et de Modène ne serait plus une œuvre à laquelle la Sardaigne serait tenue de consacrer exclusivement tous ses efforts; le Cabinet de Turin conserverait sa liberté d'action et pourrait l'employer à consolider aussi, pour sa part, la tranquillité en Italie, pendant qu'il organiserait solidement en un royaume compacte les territoires ajoutés aux possessions héréditaires du Roi Victor-Emmanuel.

Le Vicariat s'accorderait avec l'esprit municipal qui est une tradition séculaire dans les Romagnes comme avec l'influence naturelle que doit désirer exercer la Puissance devenue maîtresse de la plus grande partie du bassin du Pô.

Ce mode de transaction aurait ainsi l'avantage de garantir à la Sardaigne la position qui lui est nécessaire au point de vue politique, de satisfaire les Légations au point de vue administratif, et, au point de vue catholique, il constituerait un tempérament qui, nous l'espérons, finirait par apaiser les scrupules et les consciences.

Ce résultat ne saurait être indifférent à la France, puisqu'elle ne pourrait reconnaître en principe un démembrement radical et sans compensation des Etats du Saint-Père; il ne doit pas non plus l'être à la Sardaigne. Nous ne négligerions rien pour que les autres Puissances, éclairées sur l'impossibilité de restaurer complétement l'ancien ordre de choses et de ne pas tenir compte des nécessités présentes, s'efforçassent de faire comprendre avec nous au Pape que cette combinaison franchement acceptée sauvegarderait tous les droits essentiels du Saint-Siége.

Ce que j'ai dit, M. le Baron, de la nécessité de prévenir les dangers auxquels la Sardaigne se trouverait exposée si elle poursuivait d'autres aggrandissements, s'applique plus particulièrement à la Toscane. L'idée de l'annexion du Grand-Duché, c'est-à-dire de l'absorption dans un autre Etat d'un pays doté d'une si belle et si noble histoire et si attaché jusqu'ici à ses traditions, ne peut provenir assurément que d'une aspiration dont il est impossible au Gouvernement de l'Empereur de méconnaître le danger, et qu'il est loin de croire partagée par la masse de la population.

Cette aspiration, il ne faut pas s'y tromper, quelles que soient aujourd'hui, je n'en doute pas, les intentions correctes du Gouvernement Sarde, révèle de la part de ceux qu'elle entraîne une arrière-pensée de guerre contre l'Autriche pour la conquête de la Vénétie, et une arrière-pensée, sinon de la révolution, tout au moins de menace pour la tranquillité des Etats du Saint-Siége et du Royaume des Deux Siciles. L'opinion ne s'y tromperait ni en

Italie, ni ailleurs, et les questions qu'il s'agit d'apaiser ne feraient que se rouvrir avec une violence nouvelle.

Le Gouvernement de l'Empereur, sans se dissimuler les difficultés qui resteraient à résoudre pour amener le triomphe de la solution à laquelle, si le Cabinct de Turin y adhérait, il consacrerait ses efforts les plus énergiques et les plus persévérants, a la confiance que ces difficultés ne seraient pas insurmontables. Certain d'ailleurs d'opérer sur une base de nature à satisfaire complètement la France et la Sardaigne, à pacifier l'Italie pour une longue période, et enfin à ne contrarier d'une façon trop absolue aucun des intérêts que l'Europe a le droit et le devoir de placer moralement sous sa sauvegarde, le Gouvernement de Sa Majesté, non-seulement n'hésiterait pas à s'engager à prendre dans une Conférence ou dans un Congrès la défense d'une semblable combinaison, mais il la proclamerait comme étant inattaquable, à ses yeux, par une intervention étrangère. Dans cette hypothèse donc, la Sardaigne serait sûre de nous avoir avec elle et derrière elle. Vous êtes autorisé à le déclarer formellement à M. le Comte de Cavour.

Ai-je besoin maintenant, M. le Baron, de bien longs détails pour expliquer quelle serait notre attitude si le Cabinet de Turin, libre dans son option, préférait courir tous les hasards que j'ai signalés, en le conjurant de les éviter? L'hypothèse, dans laquelle le Gouvernement de Sa Majesté Sarde n'aurait qu'à compter sur ces seules forces, se développe en quelque sorte d'elle-même, et il me serait pénible de m'y appesantir. Je me borne donc à vous dire, par ordre de l'Empereur, que nous ne consentirions à aucun prix à assumer la responsabilité d'une pareille situation. Quelles que soient ses sympathies pour l'Italie, et notamment pour la Sardaigne, qui a mêlé son sang au notre, Sa Majesté n'hésiterait pas à témoigner de sa ferme et irrévocable résolution de prendre les intérêts de la France pour guide unique de sa conduite.

Comme je l'ai dit à M. le Comte de Persigny, dissiper les illusions dangereuses, ce n'est pas restreindre abusivement l'usage que la Sardaigne et l'Italie peuvent vouloir faire de la liberté que nous nous honorerons toujours de les avoir aidées à conquérir, et que constatent en définitive les dernières déclarations que le Gouvernement de l'Empereur a obtenues de la Cour de Vienne; c'est simplement, je le répète, revendiquer l'indépendance de notre politique et la mettre à l'abri de complications que nous n'aurons pas à dénouer, si nos conseils ont été impuissants à les prévenir.

Je ne terminerai pas cette dépêche, M. le Baron, sans vous dire quelques mots de la Savoie et du Comté de Nice. Le Gouvernement de l'Empereur a regretté la discussion prématurée et inopportune dont cette question a été l'objet de la part des journaux; mais il ne saurait ne pas la prendre pour l'expression d'une opinion

qui se fortifie chaque jour et avec laquelle il lui faut compter. Des traditions historiques qu'il est inutile de rappeler ont accrédité l'idée que la formation d'un Etat plus puissant au pied des Alpes serait défavorable à nos intérêts, et bien que dans la combinaison développée dans cette dépêche l'annexion de tous les Etats de l'Italie Centrale à la Sardaigne ne fût pas complète, il est certain qu'au point de vue. des relations extérieures elle équivaudrait en réalité à un résultat analogue.

Les mêmes prévisions, si éloignées qu'elles soient assurément, réclament les mêmes garanties, et la possession de la Savoie et du Comté de Nice, sauf les intérêts de la Suisse, que nous désirons toujours prendre en considération, se présente aussi à nous, dans cette hypothése, comme une nécessité géographique pour la sûreté de nos frontières.

Vous devrez donc appeler sur ce point l'attention de M. le Comte de Cavour, mais vous lui déclarerez en même temps que nous ne voulons pas contraindre la volonté des populations, et que le Gouvernement de l'Empereur, en outre, ne manquerait pas, lorsque le moment lui paraîtrait venu, de consulter préalablement les Grandes Puissances de l'Europe, afin de prévenir une fausse interprétation. des raisons qui dirigeraient sa conduite.

Vous voudrez bien lire cette dépêche à M. le Comte de Cavour et lui en remettre une copie. Le Baron de Talleyrand.

Agréez, &c.

THOUVENEL.

(Annexe.)—Le Ministre des Affaires Etrangères de France à l'Ambassadeur de France à Londres.

M. LE COMTE,

Paris, le 24 Février, 1860. J'AI déjà eu l'honneur de vous transmettre les deux dépêches que M. le Comte de Rechberg a adressées à M. le Prince de Metternich, et qui contiennent la réponse du Cabinet de Vienne aux explications dont l'Empereur m'avait ordonné d'accompagner la communication des propositions émanées du Gouvernement de Sa Majesté Britannique.

Je me suis abstenu de revenir, avec M. l'Ambassadeur d'Autriche, sur des appréciations dont je ne conteste en aucune façon la sincérité mais qui s'écartent trop de notre manière de voir pour qu'il soit utile d'essayer de les rectifier.

J'ai préféré rendre tout de suite hommage aux sentiments de modération qui ont animé M. le Comte de Rechberg quand, voulant bien reproduire les termes mêmes que j'avais employés, il a declaré que, "s'il déplorait la divergence d'opinion de nos deux Cours sur la valeur pratique de la combinaison suggérée par Lord J. Russell, il s'associait cependant à l'espoir dont je m'étais fait l'interprète en établissant que, si la différence des principes pouvait et quelque fois

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