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IV

PRÉJUGÉ UNIVERSEL CONTRE LA RÉVOLUTION, AU 24 FÉVRIER. DÉSISTEMENT DES RÉPUBLICAINS.

En remontant de cause en cause le cours des manifestations sociales, il me semble reconnaître que ce qui depuis quatre siècles abuse les nations, ce qui met des entraves à l'esprit humain, ce qui a produit tous les maux de la première révolution et fait avorter le mouvement de 1848, c'est le préjugé généralement répandu touchant la nature et les effets du progrès. Les choses se passent, dans la société, d'une certaine façon; nous les concevons d'une autre, à laquelle nous nous efforçons de la ramener : de là, une contradiction constante entre la raison pratique de la société et notre raison théorique; de là tous les troubles et fracas révolutionnaires.

Que le lecteur veuille bien me suivre quelques instants dans cette discussion que je tâcherai de rendre aussi courte et claire que possible.

Nous puisons notre conception du progrès dans les sciences et dans l'industrie. Là nous observons qu'une découverte s'ajoute sans cesse à une découverte, une machine à une machine, une théorie à une théorie; qu'une hypothèse, admise d'abord comme vraie, et plus tard démontrée fausse, est immédiatement, nécessairement, remplacée par une autre; en sorte qu'il n'y a jamais ni vide ni lacune dans la connaissance, mais accumulation et développement continu.

Cette conception du progrès, nous l'appliquons à la société; je veux dire aux grands organismes qui, jusqu'à ce jour, lui ont servi de formes. Ainsi nous voulons que toute constitution politique soit un perfectionnement de la constitution anté

rieure; que toute religion présente une doctrine plus riche, plus complète, plus harmonique, que celle qu'elle remplace; à plus forte raison, que toute organisation économique réalise une idée plus vaste, plus compréhensive, plus intégrale, que celle du système précédent. Nous ne concevrions pas que tandis que la société avance sur un point, elle retrogradât sur un autre. Et la première question que nous adressons aux novateurs qui parlent de réformer la société, d'abolir telle ou telle de ses institutions, c'est de leur dire: Que mettez-vous à la place?

Les hommes qui s'occupent de gouvernement, les esprits prévenus d'idées religieuses, ceux qui se passionnent pour les constructions métaphysiques et les utopies sociales, et le vulgaire à la suite, ne se peuvent figurer que la raison, la conscience, à plus forte raison la société, n'aient pas leur ontologie, leur constitution essentielle, dont l'affirmation, toujours plus explicite, est la profession de foi perpétuelle de l'humanité. Un système détruit, ils en cherchent un autre; ils ont besoin de sentir leur esprit dans des universaux et des catégories, leur liberté dans des interdictions et des licences. Chose étonnante, la plupart des révolutionnaires ne songent, à l'instar des conservateurs qu'ils combattent, qu'à se bâtir des prisons; ils ressemblent au compagnon, qui va d'auberge en auberge, d'atelier en atelier, amassant quelques écus, se perfectionnant dans son état, jusqu'à ce qu'enfin, de retour au pays, il tombe... en ménage!

Rien n'est plus faux que cette conception du progrès so cial.

Le premier travail de toute société est de se faire un ensemble de règles essentiellement subjectives, œuvre des es prits spéculatifs, admise par le vulgaire sans discussion, que justifie la nécessité du moment, qu'honore de temps à autre l'habileté de quelque prince juste; mais qui, n'ayant pas de fondement dans la vie de l'espèce, dégénère tôt ou tard en oppression. Aussitôt commence contre le pouvoir un travail de négation qui ne s'arrête plus. La liberté, prise pour contrôle, tend à occuper toute la place: tandis que le politique s'efforce de réformer l'État et cherche la perfection du système, le philosophe s'aperçoit que ce prétendu système est néant; que la véritable autorité, c'est la liberté; qu'au lieu d'une constitution

de pouvoirs créés, ce que cherche la société est l'équilibre de ses forces naturelles.

Il en est ainsi, du reste, de toutes les choses qui procèdent de la pure raison. D'abord ces constructions semblent nécessaires, douées du plus haut degré de positivisme, et la question paraît uniquement de les saisir dans leur absolu. Mais bientôt l'analyse, s'emparant de ces produits purs de l'entendement, en démontre le vide et ne laisse subsister à leur place que la faculté qui les a fait rejeter toutes, la critique.

Ainsi, lorsque Bacon, Ramus et tous les libres penseurs eurent renversé l'autorité d'Aristote, et introduit, avec le principe d'observation, la démocratie dans l'école, quelle fut la conséquence de ce fait?

La création d'une autre philosophie?

Plusieurs le crurent, quelques-uns le croient encore. Descartes, Leibnitz, Spinosa, Malebranche, Wolf, aidés des nouvelles lumières, se mirent, sur cette table rase, à reconstruire des systèmes. Ces grands esprits, qui tous se réclamaient de Bacon, et souriaient du Péripatétique, ne comprenaient pas cependant que le principe, ou, pour mieux dire, la pratique de Bacon, l'observation, directe et immédiate, appartenant à tout le monde, le champ où elle s'exerce étant infini, les aspects des choses innombrables, il n'y avait pas plus de place dans la philosophie pour un système que pour une autorité. Là où les faits seuls font autorité, il n'y a plus d'autorité; là où la classification des phénomènes est toute la science, le nombre des phénomènes étant infini, il n'y a plus qu'un enchaînement de faits et de lois, de plus en plus compliqué et généralisé, jamais de philosophie ni première ni dernière. Au lieu donc d'une constitution de la nature et de la société, la nouvelle réforme ne laissait à chercher que le perfectionnement de la critique, dont elle était l'expression, c'est-à-dire, avec le contrôle imprescriptible et inaliénable des idées et des phénomènes, la faculté de construire des systèmes à l'infini, ce qui équivaut à la nullité de système. La raison, instrument de toute étude, tombant sous cette critique, était démocratisée, partant amorphe, acéphale. Tout ce qu'elle produisait de son fonds, en dehors de l'observation directe, était démontré à priori vide et vain; ce qu'elle affirmait jadis et qu'elle ne pouvait déduire de l'expérience, était rangé au nombre des idoles et des préjugés.

Elle-même n'existant plus que par la science, confondant ses lois avec celles de l'univers, devait être réputée inorganique : c'était, par essence, une table rase; la raison était un être de raison. Anarchie complète, éternelle, là où des philosophes et théologiens avaient affirmé un principe, un auteur, une hiérarchie, une constitution, des principes premiers et des causes secondes telle devait être la philosophie après Bacon, telle à peu de chose près fut la critique de Kant. Après le Novum Organum et la Critique de la Raison pure, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de système de philosophie: s'il est une vérité qui doive être réputée acquise, après les efforts récents des Fichte, des Schelling, des Hegel, des éclectiques, des néochrétiens, etc., c'est celle-là. La vraie philosophie, c'est de savoir comment et pourquoi nous philosophons; en combien de façons et sur quelles matières nous pouvons philosopher; à quoi aboutit toute spéculation philosophique. De système, il n'y en a pas, il ne peut pas y en avoir, et c'est une preuve de médiocrité philosophique que de chercher aujourd'hui une philosophie.

Cultivons, développons nos sciences; cherchons-en les rapports; appliquons-y nos facultés; travaillons sans cesse à en perfectionner l'instrument, qui est notre esprit : voilà tout ce que nous avons à faire, philosophes, après Bacon et Kant. Mais des systèmes! la recherche de l'absolu! Ce serait folie pure, sinon charlatanerie, et le recommencement de l'igno

rance.

Passons à un autre objet.

Lorsque Luther eut nié l'autorité de l'Église romaine et avec elle la constitution catholique, et posé ce principe, en matière de foi, que tout chrétien a le droit de lire la Bible et de l'interpréter, suivant la lumière que Dieu a mise en lui; lorsqu'il eut ainsi sécularisé la théologie, quelle fut la conclusion à tirer de cette éclatante revendication?

Que l'Église romaine, jusqu'alors la maîtresse et l'institutrice des chrétiens, ayant erré dans la doctrine, il fallait assembler un concile de vrais fidèles qui rechercheraient la tradition évangélique, rétabliraient la pureté et l'intégrité du dogme, premier besoin de l'église réformée et constitueraient pour l'enseigner une nouvelle chaire?

Ce fut en effet l'opinion de Luther lui-même, de Mélanch

thon, de Calvin, de Bèze, de tous les hommes de foi et de science qui embrassèrent la Réforme. La suite a montré quelle était leur illusion. La souveraineté du peuple, sous le nom de libre examen, introduite dans la foi comme elle l'avait été dans la philosophie, il ne pouvait pas plus y avoir de confession religieuse que de système philosophique. C'était en vain qu'on essayerait, par les déclarations les plus unanimes et les plus solennelles, de donner un corps aux idées protestantes : on ne pouvait pas, au nom de la critique, engager la critique; la négation devait aller à l'infini, et tout ce qu'on ferait pour l'arrêter était condamné d'avance comme une dérogation au principe, une usurpation du droit de la postérité, un acte rétrograde. Aussi, plus les années s'écoulèrent et plus les théologiens se divisèrent, plus les églises se multiplièrent. Et en cela précisément consistait la force et la vérité de la Réforme, là était sa légitimité, sa puissance d'avenir. La Réforme était le ferment de dissolution qui devait faire passer insensiblement les peuples de la morale de crainte à la morale de liberté : Bossuet, qui fit aux églises protestantes un grief de leurs variations, et les ministres qui en rougirent, prouvèrent tous par là combien ils méconnaissaient l'esprit et la portée de cette grande révolution. Sans doute ils avaient raison, au point de vue de l'autorits sacerdotale, de l'uniformité du symbole, de la croyance passive des peuples, de l'absolutime de la foi, de tout ce que le mouvement critique, dominé par Bacon, allait démontrer insoutenable et vain. Mais le papisme, en niant le droit à la pensée et l'autonomie de la conscience; le protestantisme, en voulant se soustraire aux conséquences de cette autonomie et de ce droit, méconnaissaient également la nature de l'esprit humain. Le premier était franchement contre-révolutionnaire; l'autre, avec ses transactions perpétuelles, était doctrinaire. Tous deux, bien qu'à un degré différent, se rendaient coupables du même délit pour assurer la croyance ils détruisaient la raison; quelle théologie!...

Le comprendrons-nous, enfin? Depuis le jour où Luther brûla publiquement à Wittemberg la bulle du pape, il n'y a plus de confession de foi, plus de catéchisme possible. La légende chrétienne n'est plus que la vision de l'humanité, ainsi que l'ont exposé tour à tour, après Kant et Lessing, Hegel, Strauss et en dernier lieu Feuerbach. C'est là la gloire de la

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