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Louis Bonaparte, indépendamment des sympathies populaires qui l'avaient élevé au pouvoir, était donc, après le 10 décembre, le représentant de la révolution; par son alliance avec les chefs des vieux partis, au contraire, et par l'opposition des républicains, il était le chef de la contre-révolution. Ce renversement de rôles, qui mettait tout le monde dans une situation fausse, faillit coûter cher au nouveau président. Il était ruiné sans ressource si, dès la fin de 1849, il n'eût désavoué, d'une manière plus ou moins directe et formelle, la politique de la majorité; si surtout cette majorité ne lui eût ménagé, dans la loi du 31 mai 1850, une branche de salut...

Passons sur les années 1849, 50, 51, et arrivons de suite au 2 décembre.

L'apparition de la démocratie aux affaires n'avait produit en réalité qu'un résultat, c'était de populariser, au moins pour quelque temps, le suffrage universel, en le représentant au peuple comme l'instrument infaillible de la révolution sociale. Or, la loi du 31 mai ayant réduit d'un tiers, et dénaturé, par le système des exclusions, le suffrage universel; la démocratie, de son côté, faisant du maintien de cette loi un casus belli pour 1852, l'occasion était décisive pour Louis Bonaparte. Sa réélection dépendant de sa popularité et sa popularité de la conduite qu'il allait tenir sur le rétablissement du suffrage universel, toute la question pour lui était de savoir si, en appuyant la loi que ses ministres avaient votée, il se ferait le Monck d'une nouvelle restauration, ou bien si, en se joignant aux républicains, il deviendrait une seconde fois le chef visible de la révolution. Avec la majorité royaliste, Louis Bonaparte descendait du fauteuil, comme Cincinnatus, Monck, Washington, tout ce qu'on voudra, n'emportant pas même une pension de retraite; joint aux démocrates, c'est-à-dire au principe démocratique, il était à la tête d'une force supérieure et sans concurrent possible. La constitution lui donnait congé sans doute; mais le peuple le rappellerait!... Que Louis Bonaparte, en vertu de son initiative, proposât donc l'abrogation de la loi du 31 mai et mît ainsi la cause du suffrage universel sous sa protection : toute sa popularité lui revenait à l'instant; il devenait, ipso facto, et malgré tout, maître de la position.

Et d'abord il gagnait à cette conduite deux avantages immenses le premier, de faire voter avec lui, pour lui, quelque

répugnance qu'elle en eût, toute la gauche, et par là de se montrer aux yeux du peuple comme le chef de la révolution, puisqu'il était d'accord avec les révolutionnaires; le second, de placer la majorité dans la triste alternative ou d'être entièrement subalternisée, déconsidérée, si elle suivait le président, ou de donner elle-même le signal de la guerre civile, si elle persistait. A lui le beau rôle, à elle le personnage odieux. Ce dernier parti était le pire, puisque la majorité se prononçant pour le maintien de la loi, sacrifiant à une question de dignité toutes les chances de sa cause, et le président refusant de prêter main-forte à ses décrets, dans ce conflit entre la monarchie et la démocratie, Louis Bonaparte apparaissait à la fois, au peuple, comme le défenseur de son droit, à la bourgeoisie, comme le protecteur de ses intérèts.

Ce fut pourtant ce parti que choisit la majorité. L'histoire flétrira ces intelligences décrépites, ces consciences impures, qui préférèrent à une réconciliation avec la gauche le risque des libertés, et qui, dans une situation aussi nette, pouvant d'un mot annuler la fortune de Bonaparte, travaillèrent de tout leur pouvoir, de toutes leurs roueries, au triomphe de l'homme qu'elles haïssaient.

Du 4 au 30 novembre 1851, l'action marche avec une prestesse militaire. L'Élysée propose, dans son message, le rappel de la loi du 31 mai la Montagne appuie. L'Élysée s'abstient de voter sur la loi municipale: la Montagne l'imite. L'Élysée, s'emparant du système d'abstention, recommande aux électeurs de ne se pas présenter aux comices de Paris: la démocratie, engagée par ses précédents, s'abstient également. L'Élysée enfin repousse la proposition des questeurs : la Montagne vote comme lui. La Montagne et l'Élysée font corps, la fusion paraît complète.

On a critiqué ce dernier vote des montagnards : à mon avis, c'est sans justice. Déjà ils étaient dominés, absorbés: une volteface du côté de la majorité n'eût servi qu'à rendre la situation plus compliquée, plus périlleuse, sans rien enlever de ses avantages au président.

Par la proposition de rappel, ne l'oublions pas, Bonaparte était devenu le défenseur armé du suffrage universel; la faveur du peuple pour lui, en ce moment, était au niveau du 10 décembre 1848. Lui ôter le commandement de l'armée, et livrer

ce commandement au général Changarnier, à la contre-révolution, c'était pour la Montagne une inconséquence qu'expliquait sans doute la haine de l'homme, mais inexcusable devant la logique. Or, c'est la logique qui mène les affaires; le sentiment n'y est qu'une cause de déception. On a dit que, le président renversé, la Montagne aurait eu bon marché d'une majorité impopulaire. Peut-être le 2 décembre a fait voir comment l'armée observe la discipline, et Changarnier, armé d'un décret de l'Assemblée, n'eût pas moins fait de besogne que SaintArnaud. Mais qui ne voit que, si la Montagne se fût tournée contre le président, le président, résolu à ne pas céder, se serait insurgé au nom du suffrage universel contre l'Assemblée, que le peuple se serait joint à celui qui portait le drapeau de ses droits, que la Montagne n'aurait pu suivre jusqu'au bout les conséquences de son vote et aurait fini par se rallier à Bonaparte, qu'alors son inconséquence eût éclaté au grand jour, et que, victorieuse ou vaincue en compagnie de l'Élysée, elle perdait, avec sa dignité, le fruit du sa tactique?

Pour moi, je partage entièrement l'opinion exprimée par Michel (de Bourges) et Victor Hugo. Ils ne pouvaient pas, comme ils l'ont dit, armer la loi du 31 mai, la contre-révolution; ils ne pouvaient, sans abandonner la politique des principes pour celle des personnalités, mettre à ce point leur conduite en opposition avec leurs paroles. Le rejet du rappel de la loi du 31 mai et la proposition des questeurs étaient deux actes solidaires, que le bon sens défendait de scinder. Autant, par la proposition de l'Élysée, on rentrait dans la constitution, autant, par celle des questeurs, vraie escobarderie, on en sortait. Voter aujourd'hui pour le suffrage universel, c'était prendre l'engagement de voter demain contre l'érection d'une dictature en opposition à la présidence: tout le malheur de la Montagne, dans cette occasion, a été de ne pas embrasser résolûment la situation qui lui était faite, d'accepter, telle quelle, son alliance du moment avec l'Élysée, et d'en poursuivre jusqu'au bout les conséquences.

Mais les passions trop animées, les ressentiments trop âcres ne laissaient plus de place à la réflexion. A partir du 17 novembre, les rôles sont complétement intervertis, au détriment de la majorité et sans bénéfice pour la Montagne. Au lieu de subalterniser la première, l'Élysée traîne à sa remorque la

seconde, et comme il n'est l'alliè d'aucune, il les domine toutes deux. La gauche sentait parfaitement ce qu'avait de fâcheux pour elle son attitude ses orateurs et ses journaux n'épargnèrent rien pour établir leur indépendance, se séparer de la politique présidentielle, etc. Ces apologies récriminatoires étaient, dans la circonstance, fort inutiles, par conséquent elles étaient une faute de plus. Les démocrates, suivant leur habitude, par excès de scrupules, se perdaient. En politique, alors surtout qu'on opère sur l'intelligence bornée des masses, alors que les questions multiples et complexes tendent à se résumer en une formule simple, il n'y a que les faits qui comptent, le mérite des individualités est zéro. La Montagne tombait dans le piége où s'était prise la majorité. Au lieu de faire une opposition toute personnelle à Louis Bonaparte, elle n'avait qu'à se taire et se tenir prête à partager avec lui le fruit de la victoire. Ne valait-il pas mieux, je raisonne ici, comme Thémistocle ou Machiavel, au point de vue de l'utile, que Michel (de Bourges) fût ministre d'État ou président du conseil le 4 décembre, que d'aller à Bruxelles, dans un exil sans gloire, pleurer l'erreur de l'invisible souverain? Je sais bien que le peuple, sarcastique et goguenard, commençait de traiter les montagnards de sénateurs, et qu'ils ne pouvaient, sans se démentir, tolérer de si injurieuses suppositions. Leur susceptibilité sera un trait de plus de la bonhomie de notre époque. César s'inquiétait peu des plaisanteries de ses soldats. Restez chez vous, âmes vertueuses; donnez à vos femmes et à vos enfants l'exemple quotidien de la modestie et du parfait amour; mais ne vous mêlez pas de politique. Il faut, demandez à ceux de 93, une conscience large, que n'effarouche point à l'occasion une alliance adultère, la foi publique violée, les lois de l'humanité foulées aux pieds, la constitution couverte d'un voile, pour faire la besogne des révolutions...

Si la pensée du 24 février fut sans comparaison plus grandiose, plus généreuse, plus élevée que la fatalité du 2 décembre, il s'en faut qu'elle portât avec elle un aussi profond enseignement. Qu'un gouvernement s'affaisse sous le dégoût public; qu'une démocratie se montre à son début pacifique, conciliatrice, pure de violence, de mensonge et de corruption; qu'elle pousse la délicatesse jusqu'à la minutie, le respect des personnes, des opinions et des intérêts jusqu'au sacrifice d'elle

même tout cela, produit d'une civilisation déjà avancée, matière à poésie et éloquence, comme dit Juvénal: Ut pueris placeas et declamatio fias, très-bon à rapporter dans la Morale en action, n'a rien de grave pour l'esprit, rien de philosophique.

Mais qu'un homme, dans l'état de délabrement où était tombé Louis-Napoléon avant le 2 décembre, président en partance, n'ayant depuis son élection, absorbé qu'il était ou couvert par ses ministres, rien fait qui fît valoir sa personne, contrarié, contredit, abandonné par ses fidèles, surveillé par tous les partis, n'ayant de recommandation que celle d'un oncle mort aux îles, il y avait de cela trente-deux ans! que cet homme, dis-je, seul et contre tous, avec des moyens connus, et l'aide de deux ou trois affidés jusqu'alors profondément obscurs, tente un coup d'État et réussisse: voilà ce qui, mieux qu'aucun événement, montre la force des situations et la logique de l'histoire. Voilà sur quoi nous devons, républicains, profondément réfléchir, et qui doit nous mettre en garde pour la suite contre toute politique subjective et arbitraire.

Qu'on répète tant qu'on voudra que le 2 décembre a été un guet-apens, un acte de brigand, où l'armée s'est montrée féroce, le peuple lâche, le pouvoir scélérat, tout cela ne fait qu'embrouiller l'énigme. Certes, il fallait être un peu l'homme de Strasbourg et de Boulogne pour accomplir le 2 décembre; mais, en accordant à l'événement tous les caractères qu'on lui donne, il reste toujours à expliquer ceci : Comment celui qui échoua si misérablement à Boulogne et à Strasbourg, dans des circonstances qui, d'après nos mœurs insurrectionnelles, ne pouvaient que lui concilier une certaine estime, réussit à Paris dans des conditions odieuses; comment, à point nommé, le soldat, si sympathique à l'ouvrier, sous prétexte de discipline, s'est montré impitoyable; comment le peuple a été lâche, plus lâche que le gouvernement renversé par lui en 1848; comment, un matin, il s'est pris de haine pour la liberté, de mépris pour la constitution et d'adoration pour la force!

Il est certain, quoi qu'on ait dit du courage de l'armée au 2 décembre, que ce courage a été singulièrement excité par la défection complète, disons mieux, par l'adhésion formelle du peuple. Il est certain qu'un moment, le 3 et 4, il suffit d'une poignée d'insurgés pour rendre douteux le coup d'État, et que si, à cette heure, le peuple, remplissant les rues, avait magné

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