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Seroit-ce Mardochée ? Écoutons-le exhorter Esther à se sacrifier pour Israël :

Quoi! lorsque vous voyez périr votre patrie,

Pour quelque chose, Esther, comptez-vous votre vie?
Dieu parle ; et d'un mortel vous craignez le courroux !
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous?
dont vous êtes issue?

N'est-elle pas au sang
N'est-elle à Dieu dont vous l'avez reçue?

pas

e?

?

Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisoit vos pas,
Si pour sauver ce peuple, il ne vous gardoit pas
Songez-y bien, ce Dieu ne vous a point choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains.

Mardochée ajoute :

Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniroient pour lui faire la guerre 9
Pour dissiper leur ligue, il n'a qu'à se montrer;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble:
Il voit comme un néant tout l'univers ensemble;
Et les foibles mortels, vils jouets du trépas,

Sont tous, devant ses yeux, comme s'ils n'étoient pas.

A-t-on jamais vu une telle profusion de beautés poétiques? cette éloquence ne doit-elle pas tout entraîner? Le personnage de Mardochée que, par une adresse extrême, Racine n'offre

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qu'un moment aux regards, a-t-il un rôle foible?

Le rôle d'Aman est un des plus profonds que Racine ait imaginés. Ce ministre cruel peint d'un seul trait sa situation et son caractère :

J'ai su de mon destin corriger l'injustice.

Dans les mains des Persans, jeune enfant apporté,
Je gouverne l'empire où je fus acheté.

Ce trait rappelle tout de suite les mœurs de l'Orient. Un esclave gouverne l'empire où il fut acheté. Tous les vices de ces gouvernemens monstrueux se développent à l'instant au lecteur. Du sein de la fange, s'élèvent des hommes qui portent dans les emplois publics, les penchans honteux de la servitude. Rampans avec leurs maîtres, ils poussent à l'excès l'insolence avec leurs inférieurs. Tout autre qu'un esclave parvenu, auroit-il pu ordonner la mort d'un peuple entier, parce qu'il a été bravé par un individu de cette nation? On reconnoît dans cette combinaison la raison supérieure de Racine. Remarquez la suite de ce caractère, lorsqu'Aman se plaint d'Assuérus:

Il sait qu'il me doit tout, et que, pour sa grandeur,
J'ai foulé sous les pieds, remords, crainte, pudeur;

Qu'avec un cœur d'airain, exerçant sa puissance,
J'ai fait taire les lois, et gémir l'innocence.

Ce caractère, soutenu par tout le talent de Racine, fait le plus heureux contraste avec la pureté et la douceur d'Esther.

Le rôle d'Assuérus est le moins théâtral; mais tout le monde conviendra qu'il est bien supérieur au personnage du roi dans le Cid. On doit observer que, dans cette pièce, Racine a banni les confidens. Elise est une ancienne amie qu'Esther revoit après une longue absence; Hidaspe est un officier du palais qui n'a qu'un entretien avec Aman. Tharès est la femme de ce ministre; il est naturel qu'il s'explique avec elle sans déguisement.

Les choeurs d'Esther sont aussi beaux que ceux d'Athalie. On connoît le talent de Racine pour le genre lyrique. Je ne citerai qu'un morceau dont l'idée est prise dans le fameux Pseaume, Super flumina Babylonis.

Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?

Tout l'univers admiroit ta splendeur,

Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur,
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au Ciel élevée autrefois,
Jusqu'aux Enfers maintenant abaissée!

Puissé-je demeurer sans voix,

Si, dans mes chants, ta douleur retracée,
Jusqu'au dernier soupir, n'occupe ma pensée !

Je n'ai pas besoin de faire admirer la pureté et l'harmonie de ce chant divin.

On a fait deux reproches principaux au plan général de la tragédie d'Esther. Voltaire a pensé qu'il étoit singulier qu'Assuérus ne connût point sa femme, et que la situation tirée d'une loi qui, sous peine de mort, défendoit à Esther même de paroître devant son époux, sans être appelée, étoit de la plus grande invraisemblance.

Voltaire, qui avoit fait tant de recherches sur les mœurs des nations, pouvoit-il s'étonner de ce qu'un roi asiatique ignoroit l'origine de son épouse? Chez les Orientaux, la beauté étoit la seule qualité que l'on consultât dans le choix. d'une femme. Les rois possédoient un grand nombre de concubines, et jamais ils n'avoient avec elles, ni avec leurs épouses, ces rapports d'estime et de confiance qui, dans les pays policés, honorent la liaison conjugale. Les femmes étoient enfermées et surveillées sévèrement par des eunuques. Quel besoin donc pouvoient avoir ces maîtres superbes, de connoître les parens de leurs épouses, puisqu'ils leur interdisoient tout

commerce avec eux?

Racine qui, dans sa pièce, ne pouvoit s'em

pêcher de placer une scène entre Esther et Mardochée, avoit bien senti la difficulté de les faire trouver ensemble. Aussi Esther dit-elle en voyant un homme pénétrer dans son apparte

ment :

Quel profane en ces lieux s'ose avancer vers nous?
Que vois-je, Mardochée! ô mon père ! est-ce vous?
Un ange du Seigneur, sur son aile sacrée,

A donc conduit vos pas, et caché votre entrée!

Cet étonnement d'Esther, cette espèce de miracle dans un sujet religieux, suffisent à la vraisemblance dramatique.

La loi que Voltaire trouve invraisemblable, est dans la Bible. Je vais la transcrire : «<< Tous >> les serviteurs du roi, et toutes les personnes de » son empire savent, que qui que ce soit, homme » ou femme, qui entre dans la salle intérieure » du roi, sans y être appelé par son ordre, est » mis infailliblement à mort, à moins que le » roi n'étende vers lui son sceptre, et qu'il ne » lui sauve ainsi la vie ». Esther, chap. iv. Voltaire, en reprochant à Racine d'avoir fondé une scène de tragédie sur une loi existante, oublioit que lui-même avoit, dans deux tragédies, inventé des lois pour augmenter la force des situations. Nous allons voir si ces lois ont la même

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