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mieux la surveiller et l'empêcher de se dérober pendant la nuit (1). Nous avons déjà vu combien cette précaution était inutile. Ces habiles dispositions témoignent d'une connaissance parfaite des lieux.

Au Port-d'Espagne, la journée, comme on le pense bien, fut des plus agitées. Prévu depuis plus d'un an, le jour de l'attaque de la colonie par les Anglais était enlin arrivé sans que le gouverneur eùt fait encore aucuns travaux ou pris aucunes mesures pour sa défense. Contrairement à sa parole, il était resté dans une inaction complète, même après qu'il eut retenu les troupes et l'escadre espagnoles; les batteries et redoutes de la ville n'étaient même pas encore achevées (2). Les colons français, n'entendant pas se laisser livrer ainsi aux Anglais pieds et poings liés, et voulant se défendre, se rendaient en foule auprès de lui pour le supplier de commencer à organiser enfin des moyens défensifs. A tous il ne répondait uniformément que par cette seule interjection Poco a poco, señores! poco a poco! (3) (doucement, doucement, messieurs!). Au consul français, qui alla le trouver pour lui conseiller d'armer la population, et à d'autres qui réclamaient l'appel de la milice sous les armes, il ne répondit que par la même interjection stéréotypée sur ses lèvres: Poco a poco, señores! poco a poco! Disciple de l'avocat Patelin, il évitait ainsi de faire des réponses qui pussent le compromettre; évidemment, il était décidé à ne pas se mou

(1) Voir à l'Appendice la dépêche du général Harvey.
(2) Voir à l'Appendice la dépêche du gouverneur Chacon.
(3) Tradition populaire.

voir (1). Devant cette immobilité agaçante du gouverneur en face de l'imminence du péril, une exaltation fiévreuse s'empara de la population; les cris: « A la trahison aux armes ! » retentirent de toutes parts. Les rues s'emplirent d'hommes indignés, et de femmes et d'enfants éplorés. Alors s'élevèrent à la fois mille clameurs tumultueuses; aux imprécations et aux menaces se mêlèrent les plaintes et les gémissements (2). Au milieu de cette violente excitation, Chacon, lui seul, demeura impassible. Résolu de se jeter dans les bras de l'ennemi par peur des républicains, plus la popula tion se montrait turbulente, et plus il se fortifiait dans sa détermination. Par précaution il se borna à envoyer les archives et le trésor à Don José Mayan, teniente juslicia Mayor de Saint-Joseph, sur la cacaoyère duquel ils furent enterrés (3), et à donner secrètement aux Anglais et Espagnols de la ville le conseil de se retirer, avec leurs familles et objets précieux, dans l'ancienne capitale de l'ile (4). Précaution bien inutile, car, disonsle à l'honneur de la population, il ne se commit alors aucune violence, ni contre les personnes, ni contre les propriétés (5).

La même agitation tumultueuse continua pendant la nuit du 16 au 17. Aux allées et venues de ceux qui parcouraient la ville pour chercher à organiser une ré

(1) Draper, Address to the British public, p. 36.

(2) Tradition de famille.

(3) Id.

(4) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. XI, P. 190.

(5) Tradition de famille.

sistance à l'ennemi, s'ajoutèrent les pas de ceux qui la fuyaient pour aller chercher un refuge à Saint-Joseph, et de ceux qui la traversaient emportant leur argent, leurs bijoux et leurs objets précieux, pour les mettre à l'abri d'un pillage possible. Pendant que la population tout entière se livrait à ces pénibles occupations, une grande lueur qui apparut tout à coup derrière la PuntaGorda, vers les deux heures du matin, vint jeter la consternation dans son sein. Tout le monde comprit aussitôt que c'en était fait de la belle escadre espagnole et que, sur mer comme sur terre, les autorités avaient renoncé à toute idée de défense. C'étaient, en effet, ces superbes vaisseaux qui, toutes voiles déployées comme pour lever l'ancre, se consumaient lentement par une des nuits les plus calmes de nos régions. On dit que ce fut Apodaca en personne qui présida à l'arrangement des matières inflammables sur le pont de son vaisseau amiral, et commanda d'y mettre le feu, et que tous ses lieutenants imitèrent son exemple honteux (1). Pendant trois heures l'escadre anglaise demeura spectatrice étonnée de cette conflagration qui, en faisant disparaitre la nécessité d'une attaque combinée par mer et par terre, enlevait toute difficulté à la prise de l'ile. Quand le jour se fit, toute l'escadre espagnole était consumée, sauf le vaisseau San-Damaso, où le feu ne s'était pas propagé, et que les chaloupes anglaises remorquérent aussitôt dans leurs lignes. Au même instant, un détachement du régiment de la reine s'en alla tranquil

(1) Tradition, et E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. XI, p. 192.

lement occuper la batterie de l'îlet de Gaspar-Grande, abandonnée comme les vaisseaux pendant la nuit (1).

Immédiatement après, le général Abercromby, délivré du souci d'une bataille navale, se rendit à bord de la frégate Arethusa, mouillée avec les transports, pour présider au débarquement, qui se fit à la pointe de Mucurapo, à une petite lieue du Port-d'Espagne, sur une sucrerie appelée le Pérou, appartenant à une famille irlandaise du nom de Devenish (2). Le lieu ne pouvait être plus mal choisi: en cet endroit, une basse marécageuse très-avancée en mer s'étend le long des terres et en interdit l'approche aux chaloupes. Celles de débarquement s'envasèrent à une distance considérable de la plage, et les troupes, pour la gagner, eurent à faire une marche des plus pénibles de plusieurs centaines de pas dans la boue jusqu'aux genoux. En ce moment, la moindre résistance eût pu leur être fatale; mais il n'y en eut aucune, et elles purent toucher au rivage sans danger, protégées par le feu de la corvette Favourite (3). En même temps, et pour faire diversion, la frégate Alarm jetait quelques projectiles dans la direction de la batterie de la rade, qui répondait à son feu, mais sans succès (4); ce fut là la seule prétendue opposition que rencontrèrent les Anglais. On raconte

(1) Voir à l'Appendice les dépêches de Harvey et d'Abercromby.

(2) Tradition, et E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II. chap. XI, p. 193.

(3) Tradition, et E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. XI, p. 194.

(4) Voir à l'Appendice la dépêche de Chacon.

que, à leur arrivée aux bâtisses d'exploitation du Pérou, tout accablés de fatigue de leur marche forcée dans la vase, ils trouvèrent un ingénieux moyen de réparer leurs forces dans le puits de la sucrerie ils vidèrent deux boucauts de sucre et trois de rhum, et ce grog gigantesque, puisé au moyen de sceaux suspendus à des cordes et versé dans des baquets, servit à rafraichir le corps expéditionnaire tout entier (1).

Le gouverneur Chacon, dont l'intention évidente était de capituler sans se battre, comme avaient fait les . gouverneurs des établissements hollandais de la Guyane, commença à être inquiet à la nouvelle du débarquement sans sommation préalable; il eut peur de faire subir à la ville, par sa faute, le sort d'une place prise d'assant. Il se décida alors à faire une démonstration, mais vraisemblablement dans le but d'arriver à des pourparlers. A la foule qui assiégeait nuit et jour le gouvernement pour avoir des armes, il ordonna enfin d'ouvrir l'arsenal (2), et peu après, il commanda au lieutenant de frégate Don Juan Tornos de prendre un détachement de troupes pour aller faire une reconnaissance. Le détachement ne se mit en marche que vers cinq heures de l'après-midi, appuyé par le reste du bataillon commandé par le lieutenant colonel Don Francisco Carabaño; il découvrit bientôt l'avant-garde des forces anglaises marchant sur la ville, et se replia sur le bataillon qui, sur l'ordre du gouverneur, alla se placer

(1) Tradition, et E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. H, chap. x1, p. 193, note.

(2) Id., ibid., P. 194.

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