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telles que moulins à canne, à café, à manioc, cases à nègres et à bagasse, sucreries, cuves pour la distillation et l'indigo, etc., etc. Ils contribuèrent pour une bonne part à la prospérité de la colonie, et il n'est que juste que nous leur en soyons reconnaissants. Tous ces travaux bien rémunérés mettaient bientôt ces artisans dans une honnête aisance, et à leur tour ils arrivaient à posséder des esclaves, à se construire des maisons de ville et à fonder pour leur compte des exploitations agricoles. Ceux qui étaient restés célibataires se mariaient alors, et venaient grossir le nombre des familles formant la société de couleur (1).

Les esclaves étaient laboureurs ou domestiques; ils étaient presque tous nés dans les îles françaises, et on ne comptait encore que peu d'Africains parmi eux. Comme valeur morale et matérielle, ils étaient incontestablement supérieurs aux coolies de l'Inde, ces fils dégénérés d'une civilisation pervertie, qui sont aujourd'hui engagés à grands frais pour le travail des champs. Nous avons vu qu'ils devenaient de bons cuisiniers; on en formait aussi d'excellents ouvriers. Ils étaient adroits et éveillés; aussi valaient-ils de cent à cinq cents dollars, suivant leur age, leur sexe et leurs connaissances. Dans un inventaire de vingt-sept esclaves que nous avons sous les yeux, les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards sont inscrits à une moyenne de deux cent soixante-dix dollars (2). Ils étaient industrieux; chacun

(1) Tradition.

(2) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787. Pour bien apprécier ces chiffres, il ne faut pas oublier que l'argent, à cette époque, avait au moins le double de sa valeur actuelle.

d'eux avait un petit pécule qu'il amassait des produits de son jardin et de ses petits travaux manuels du samedi, journée pendant laquelle il ne devait aucun service à son maitre et dont il disposait à son profit. It n'était pas rare qu'ils arrivassent à s'affranchir en se rachetant de leurs maîtres à beaux deniers comptants. Sous le régime paternel du code noir de 1789, leur sort, selon la belle expression de Roume de Saint-Laurent, avait été rendu aussi peu malheureux que leur état pouvait le permettre. C'étaient comme de grands enfants qui auraient été confiés à la tutelle de leurs maîtres; et cette comparaison est loin d'être tout à fait imaginaire, car ils faisaient en quelque sorte partie de leurs familles. Sous la direction de leurs maîtresses, matin et soir ils faisaient la prière en commun, et tous les dimanches ils recevaient l'instruction religieuse. Les enfants qui en naissaient étaient soignés et élevés aux foyers de leurs maîtres avec leurs propres enfants, auxquels ils s'attachaient le plus souvent à la vie à la mort. Comme les libres, les esclaves avaient aussi leurs fêtes et réjouissances. Le samedi soir et le dimanche après la messe, ils donnaient libre cours à leur passion pour la danse et la musique; au son du tambour africain et de la voix, ils exécutaient pendant de longues heures, et sans jamais se lasser, le calinda et le jhouba de leurs ancêtres, et le bel-air (1) de leur invention (2).

(1) Comme l'indique son nom, le bel-air est un chant, une ballade; par extension, c'est aussi le pas qui s'exécute sur l'air de ce chant on danse comme on chante le bel-air. Ce nom s'applique également aux réunions dansantes: on va au bel-air comme on va au bal. (2) Tradition de famille.

L'esclavage, cette institution que Montesquieu a justement flétrie comme aussi opposée au droit civil qu'au droit naturel, était alors la pierre angulaire de l'édifice colonial; c'était sur lui que reposait le travail, et partant la fortune publique. Toutes les productions ne s'obtenaient que par la main des esclaves. Ici où les terrains étaient tous fertiles et presque sans valeur, le prix des plantations ne s'estimait que sur l'importance de leurs ateliers. Aussi chacun aspirait-il à posséder des esclaves; c'était le meilleur placement qu'on pût faire de son argent. En ville, ils se louaient avantageusement pour le service des familles ; la vieille femme qui en possédait un seul était à l'abri de la misère. On conçoit dès lors tout l'intérêt des maîtres à la conservation de leurs esclaves. Là où l'institution n'était pas d'une nécessité rigoureuse, comme dans les régions tempérées, où le travail des champs est possible aux blancs, elle dut être incomparablement plus dure. C'est une justice à rendre aux Espagnols que de reconnaître, sur la foi des voyageurs, que l'esclavage était plus doux chez eux que partout ailleurs. A la Trinidad, grâce à l'initiative de notre glorieux colonisateur, il fut véritablement paternel. Aussi fut-ce sans le moindre désir de se venger de leur servitude que les esclaves en subirent le joug odieux; on ne saurait découvrir à leur charge, malgré la méfiance qu'ils inspirèrent à Don José María Chacon à la suite de l'affranchissement de leurs frères de la Guadeloupe, un seul cas de révolte ou d'insubordination, ou même de marronnage (1).

(1) État des esclaves fugitifs. Le nègre marron était celui qui

La condition des Indiens était de beaucoup inférieure à celle des esclaves. Ceux-ci, protégés par le code humain qui les régissait et par l'intérêt qu'avaient leurs possesseurs à leur conservation, prospéraient et multipliaient à vue d'œil, tandis que ceux-là, relégués dans les quatre missions d'Arima, de Toco, de Siparia et de Savana-Grande, alors éloignées de toute habitation et vivant sous le règne du bon plaisir d'un corregidor ou magistrat tout-puissant et d'un cura doctrinario ou curé de doctrine, déclinaient et diminuaient en nombre de jour en jour. Sous ce régime oppressif, ces fils de nos fiers et hardis insulaires, si rebelles à la conquête espagnole, disparaissaient peu à peu du sol dont leurs ancêtres avaient été les seigneurs et maîtres. Déjà réduits au chiffre d'un millier d'individus, ils étaient tombés dans un tel état d'abjecte dégradation, qu'on en peut dire sans exagération qu'ils ne conservaient plus de l'homme que les formes extérieures; c'étaient des bêtes de somme qui ne trouvaient de délassements que dans les plaisirs de l'ivrognerie et de la promiscuité (1). Ainsi abrutis, ils ne contribuaient en aucune manière à la fortune publique.

L'activité merveilleuse de la population française de l'île avait donné naissance à de nombreuses fondations

échappait à l'esclavage par la fuite; il se rendait libre sans qu'il eût aucun titre à la liberté, La réunion d'un certain nombre de ces esclaves fugitifs dans une même retraite éloignée de toute plantation formait ce qu'on appelait alors un camp de nègres

marrons.

(1) Free Mulatto, Address to Earl Bathurst, App., note A p. 221.

agricoles, où se cultivaient toutes les denrées coloniales. La servile imitation les uns des autres n'était pas alors la loi commune; chacun, au contraire, s'ingéniait à chercher une voie nouvelle ou peu battue encore. Les exploitations agricoles, à la capitulation, ne s'élevaient pas à moins de 159 sucreries, 130 caféières, 103 cotonneries, 6 cacaoyères en rapport, 70 tabaqueries, plusieurs indigoteries et bon nombre de jeunes cacaoyères encore improductives, mais donnant en abondance des denrées alimentaires, le tout formant un total de 468 plantations ayant une étendue de 26,646 1/3 carr. ou 85,268 1/5 acres, dont 11,852 2/3 carrés ou 37,960 2/5 acres en culture (1). Ces chiffres donnent 2,17 (2) acres de culture par tête de population, et une plantation par 37,39 habitants, les Indiens exclus, proportion énorme si on la compare à celles que donnent les années postérieures à la capitulation. Ce qui frappe surtout dans ces chiffres, c'est le nombre considérable des plantations par rapport à la population; si à ce nombre on ajoute le chiffre approximatif des maisons de commerce, on arrive à voir que chaque famille devait se trouver à la tête d'une exploitation. soit agricole, soit mercantile, et on conçoit dès lors combien devait être général le bien-être dans le pays. La canne à sucre (saccharum officinarum) qui se

(1) Parliamentary Papers relating to the I. of Trinidad, pp. 18 et seq. et 32 et seq.

(2) En 1877, quatre-vingts ans après la capitulation, avec une population estimée à 140,000 âmes, le Blue Book, ou Livre Bleu, ne donne qu'une étendue de 99,403 acres en culture, c'est-à-dire seulement 0.71 acre par tête d'habitant.

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