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trois ans. Sa famille était originaire d'Allemagne, et de très-vieille noblesse. Ses armoiries étaient sur champ d'azur, à trois mantelets d'or, accompagnés de trois étoiles d'or, deux au centre et une en pointe. L'écu, surmonté d'un casque de front, défendu par cinq morions, était orné de lambrequins d'or et d'azur, et sans supports; ces ornements extérieurs étaient portés par les chevaliers bannerets. Émigrée en France de temps immémorial, cette famille s'était fixée d'abord en Auvergne, puis en Bourgogne, où, par des alliances directes ou collatérales, elle s'était unie aux Canillac, aux Bissy, aux Thiarre, aux Gaunay, et autres familles des plus distinguées du pays. Son grand-père, Philippe Roume, était arrivé aux îles en qualité de sous-délégué à l'intendance de la Martinique, et depuis s'était transporté avec sa famille à la Grenade, où il avait rempli les fonctions de conseiller à la Cour royale et de juge. Son père, Laurent Roume, avait aussi rempli la charge de conseiller de Cour royale à la Grenade, et y avait épousé Rose de Gannes de la Chancellerie, sa mère, mariée en secondes noces au marquis de Charras. Luimême s'était marié à Paris, depuis deux ans, à la fille du baronnet anglais sir John Lambert, et il était revenu depuis peu de temps dans son pays où, contrairement aux habitudes de ses ancêtres, il ne remplissait, on le pense bien, aucun emploi public. Sans attaches officielles, et jouissant d'une honnête aisance, il y vivait dans une complète indépendance, entouré de l'estime et de la considération de ses compatriotes (1). Il était

(1) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787.

d'un tempérament flegmatique, et sous un extérieur simple et modeste il cachait de vastes connaissances et de grands talents (1). En bornant ses désirs aux satisfactions vulgaires de la famille, du bien-être et de l'estime publique, il ne lui manquait donc rien pour couler des jours tranquilles et heureux; mais son cœur généreux avait saigné à la vue des malheurs de ses compatriotes; l'ambition d'y porter remède s'y était éveillée, et aux dépens de son repos il avait résolu de se consacrer à cette œuvre de délivrance, quand parut à la Grenade le règlement de Charles III (2).

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Roume de Saint-Laurent se rendit à la Trinidad au mois de mai 1777, et pour étudier la topographie et les ressources naturelles de l'île, se mit à en parcourir les côtes et à en traverser les forêts en tous sens. Comme tous ses visiteurs depuis Christophe Colomb, il fut émerveillé de sa position, de sa richesse et de l'heureuse disposition de son sol; à la vue de son golfe paisible, de son ciel serein, de ses riants vallons, de ses plaines fertiles, il fut saisi de l'espèce de fascination qu'elle a toujours exercée sur les étrangers, et dès lors son dévoûment à ses compatriotes se doubla d'un dévoûment égal pour la colonisation de cette île, dont il résolut de faire sa seconde patrie. A ce double sentiment, qui se confondit dans son esprit, il prit la détermination de consacrer son temps et sa fortune (3); l'histoire de la fondation des établissements français en

(1) Beard, Life of Toussaint-Louverture, ch. VII, p. 66.
(2) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787.
(3) Id., ibid.

Amérique est pleine de ces traits généreux. Pour arriver à ses fins, il trouva le règlement de Charles III insuffisant dans les entretiens qu'il eut avec le gouverneur Falquez, à la suite de son exploration de l'île, il s'attacha à le lui démontrer. Sans doute, disait-il, les familles françaises des îles cédées à l'Angleterre, et même celles des îles restées françaises, mais minées par les fourmis, veulent abandonner des lieux devenus inhospitaliers; mais elles n'émigreront que là où elles trouveront le plus d'avantages. Depuis la déclaration d'indépendance des Provinces-Unies (1776), ajoutait-il, les regards de nos colons sont tournés vers le nord, où ils peuvent se procurer des terres fertiles à vil prix, et où, par leur activité, leur industrie, les débris de leur fortune et les connaissances acquises aux dépens de leur santé, ils peuvent espérer de réparer leurs pertes en peu d'années. Les trois provinces de la Géorgie, de la Caroline et de la Floride leur présentent surtout cet avantage, qu'ils peuvent s'y occuper de cultures familières à leurs esclaves et à eux-mêmes. La liberté dont elles jouissent est une autre force attractive qui les y appelle. Pour les détourner de leur établissement dans ces provinces, déjà populeuses et civilisées, et les amener à s'établir à la Trinidad encore déserte et sauvage, il est indispensable, continuait-il, de leur offrir un dédommagement que n'accorde pas cour d'Espagne, par la seule concession de terres à titre gratuit. Ce dédommagement, ils ne le trouveraient que dans de solides avantages matériels et de sérieuses garanties législatives. A ces conditions seulement, et pour éviter les inconvénients de l'état de guerre de la

la

nouvelle confédération américaine avec l'Angleterre, les frais d'un déplacement considérable et les risques d'un changement de climat, ils consentiraient à émigrer dans l'île (1).

Passant ensuite aux considérations politiques, Roume de Saint-Laurent exposa au gouverneur que le commerce de l'Espagne, menacé par la nouvelle confédération américaine, aussi bien que par l'Angleterre, déjà dominante dans la mer des Antilles, par suite des pertes de la France pendant la guerre de sept ans, ne pouvait se sauver que par une prompte et forte colonisation de ses îles désertes, auxquelles seraient accordées les franchises les plus larges pour les échanges. Il ajouta que celle de ces îles qu'il importait le plus promptement de repeupler était la Trinidad, à cause de sa position commerciale et exceptionnelle sur la côte du continent sud-américain. Puis, s'étendant sur l'importance militaire de cette position pour la défense des colonies continentales de l'Espagne, il estima que cette île était d'un prix inappréciable pour sa métropole. Il exposa enfin qu'une colonie aussi considérable n'avait été jusqu'ici préservée des coups de la puissance dominante dans ces parages que par l'ignorance où elle était de ses avantages naturels. Avec ce don de prévision de l'avenir qu'ont en partage les hommes de génie, il jugea que la fréquentation du pays par les étrangers attirés par le règlement de Charles III le ferait bientôt connaître et apprécier, et que les Espagnols ne pourraient alors le

(1) Saint-Laurent, Considérations sur l'établissement d'une colonie, etc., ms., 1777.

conserver qu'autant qu'une forte et rapide colonisation l'aurait mis à l'abri d'un coup de main. A la suite de ces entretiens, qui lui acquirent l'estime et la confiance du gouverneur, il fut décidé qu'il exposerait ses vues de colonisation dans un mémoire qui serait adressé à la cour d'Espagne (1). Avant de prendre congé de Don Manuel Falquez, et pour témoigner de son attachement à sa nouvelle patrie, il fit l'acquisition d'une terre dans la belle vallée de Diego-Martin (2).

De retour à la Grenade, Roume de Saint-Laurent engagea ses compatriotes à renoncer à leur projet d'émigration aux Provinces-Unies, pour aller s'établir comme lui à la Trinidad, dont il se plut à leur faire le portrait le plus enchanteur; il s'étendit complaisamment sur son importance agricole et commerciale, et porta jusqu'aux nues sa beauté et sa fertilité. A ses parents particulièrement, et à ses amis intimes, il conseilla de se presser d'aller y fonder des établissements; à tous il communiqua son enthousiasme (3). Ce qui acheva de gagner les esprits à cette émigration à la Trinidad fut la perspective d'obtenir de la cour d'Espagne, pour ses colons étrangers, les garanties et les franchises nécessaires pour parvenir à ce résultat. Roume de SaintLaurent se livra dès lors tout entier à la rédaction de son mémoire. En même temps qu'il y travaillait, il se renseignait sur le nombre des familles qui se prépa

(1) Saint-Laurent, Considérations sur l'établissement d'une colonie, etc., ms., 1777.

(2) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787. (3) Id., ibid.

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