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dans les colonies des puissances en guerre avec la France à cette époque. Le républicain n'était pas seulement le jacobin, le terroriste, le régicide, toutes qualifications ayant trait à la politique; c'était, socialement parlant, le déclassé, le perturbateur de la paix publique, le criminel (1). On comprend dès lors toute l'horreur qu'il inspirait aux gens heureux qui trouvaient, comme toujours, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Don José María Chacon était, de tous les Espagnols, le mieux fait, par caractère et par position, pour être le plus désagréablement affecté par la nouvelle tournure des affaires. Homme doux et rompu à la double discipline militaire et cléricale, le déchaînement des passions politiques en France le terrifièrent. Appelé à gouverner une population française que les derniers évènements n'avaient pas manqué d'émouvoir profondément, il en prit de l'ombrage, et ne voulut plus appeler aux fonctions publiques que des Espagnols et des Irlandais. Au cabildo, sur quatre membres élus en 1793, on ne voit plus figurer qu'un seul Français (2), et, à la commission médicale, les quatre membres nommés par lui sont tous Irlandais ou Anglais (3). A l'exception d'un petit nombre de royalistes, toute la population française fut tenue pour suspecte les blancs, parce qu'ils ne répugnaient pas aux principes nouveaux; les esclaves, parce que ces principes pouvaient les pousser à la révolte; et les libres

(1) Tradition de famille.

(2) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., P. 127.

(3) Id., ibid., p. 129.

noirs et de couleur, parce qu'ils avaient adopté ces principes pour pousser à l'émancipation de leurs frères esclaves, et sortir de l'état d'infériorité où ils se trouvaient vis-à-vis des blancs. Ces derniers même ne furent bientôt plus désignés que par le nom de « républicains (1). »

Comme de coutume, la guerre, allumée en Europe, ne tarda pas à s'étendre jusqu'en Amérique. Dès le mois d'avril 1793, les Anglais, aidés par les royalistes français et maîtres de la mer, s'emparèrent de Tabago, sans résistance sérieuse; ils attaquèrent aussi la Martinique au mois de juin suivant, mais ils furent repoussés. L'année suivante, 1794, ils entreprirent de faire la conquête de toutes les îles françaises, sous le commandement de sir Charles Grey, et la Martinique d'abord, puis Sainte-Lucie, et enfin la Guadeloupe tombèrent sous leurs coups (2). Ce fut à l'occasion de ce succès des armes anglaises que se dévoilèrent les véritables sentiments du gouverneur Chacon pour les belligérants son éloignement pour la France et son penchant pour l'Angleterre. Un mois, jour pour jour, après la prise de la Martinique, il réclame le concours des membres du cabildo pour empêcher les méchants qui s'introduisent dans l'île d'y semer la révolution. Les termes du message méritent d'être connus pour être appréciés. Il y est dit que la conquête récemment faite des îles françaises par les armes anglaises assure

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(1) Tradition de famille. Voir Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, passim.

(2) Bryan Edwards, History of the war in the W. Indies, t. III, chap. I à IV, p. 433 et seq.

à la colonie une tranquillité dont elle n'a pas joui durant les trois années précédentes; que la Martinique n'est plus le foyer d'où s'échappaient, en grand nombre, les méchants pour se répandre dans toutes les îles avec le dessein audacieux d'y semer la révolution; que le gouvernement anglais, en continuant à suivre le plan qu'il a jusqu'ici adopté de transporter en Europe tous les individus suspects, rétablira la paix et la tranquillité dans cette partie du monde, et que, alors, les planteurs et les commerçants, uniquement occupés de leurs affaires, pourront jouir en paix du fruit de leur labeur; que cependant le gouvernement ne saurait négliger de prévoir les obstacles et les accidents qui pourraient entraver ou retarder l'éclosion d'une ère aussi désirable; que, malgré la vigilance des Anglais, des individus, de méchante et haineuse disposition, ont pu échapper à leur police en se cachant, et trouver asile dans les autres îles parmi leurs camarades; que quelques-uns d'entre eux ont pu se réfugier dans la colonie, mais que, aussitôt découverts, le gouvernement les avait expulsés et avait pris toutes les mesures suggérées par la prudence pour prévenir un aussi grand malheur; que, livré à lui seul, cependant, il serait impuissant à exercer une vigilance suffisante, etc. » Suit la nomination d'une commission « pour rechercher et examiner scrupuleusement la condition de tous les étrangers débarquant dans l'ile, et prendre connaissance de leurs passeports, documents et papiers (1). »

(1) Meany, Abstract of the minutes of Cabildo, 1733-1813, ms., p. 138 et seq.

Cette mesure, évidemment dirigée contre de malheureux colons venant chercher un asile à la Trinidad après la conquête de leur pays, n'a pu avoir été inspirée que par la peur des principes de la révolution française; elle ressemble à ces rodomontades des poltrons qui ne recouvrent la voix que lorsqu'ils se sentent fortement appuyés. Or, contre ces principes, si révoltants à sa conscience, quel puissant appui venait porter à Chacon l'Angleterre victorieuse de la France. dans la mer des Antilles! Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de le voir tout à coup s'éloigner des Français et épouser la cause de cette puissance, d'ailleurs l'alliée de l'Espagne. Quant à la raison qu'il met en avant d'une tranquillité dont n'a pas joui la colonie durant les trois années précédentes, » pour excuser sa volte-face, elle ne peut être considérée que comme un prétexte, attendu que, pendant cette période, il ne se trouve; ni dans les archives du cabildo, ni ailleurs, aucun indice de conspiration ou de trouble à la Trinidad; nous y avons vu régner, au contraire, le plus parfait accord. Du reste, si la tranquillité y avait été troublée, c'était alors qu'il eût fallu prendre des mesures contre les << méchants » de la Martinique, et non plus après que les Anglais, établis dans cette île, avaient « adopté le plan de transporter en Europe tous les individus suspects, » et sous le prétexte que leur police « vigilante >> pouvait en laisser échapper quelques-uns. Ce document jette une vive lumière sur la période dans laquelle nous entrons. Par la recherche de la « condition» des étrangers qui débarquent dans l'ile, et par le terme de << camarades » appliqué à ceux qui les reçoivent, il en

ressort que les hommes de couleur, autrement dit les républicains, y sont particulièrement visés. Évidemment, Don José María Chacon n'était plus l'esprit libéral, tenant la balance égale entre toutes les races et les nationalités; l'administrateur épris de la colonisation de l'île, faisant assaut de bienveillance et de générosité avec ses administrés. La peur de la République l'avait jeté dans les bras des Anglais.

La suite des évènements de cette époque agitée ne fit qu'augmenter la terreur que lui inspiraient les républicains. Toute occupée qu'était la France à lutter contre l'Europe entière liguée contre elle, elle n'avait pas entendu abandonner ses colonies à leur malheureux sort. Dès le 5 juin de la même année 1794 se présenta devant la Guadeloupe un armement français, consistant en deux frégates, une corvette, deux navires armés en flùte et deux transports avec quinze cents hommes de troupe. Le commandant en chef de cette force était le commissaire de la Convention, Victor Hugues, homme d'une énergie sauvage. Le même jour,. il s'empare de la ville, et, quatre mois plus tard, le 6 octobre, il fait capituler les Anglais, sous le commandement du général Graham, aux conditions les plus libérales. De cette île il fait son quartier-général. Il commence par faire exécuter comme traîtres trois cents des royalistes les plus compromis avec les Anglais; puis il s'occupe de soulever les autres îles françaises tombées au pouvoir de l'Angleterre (1). Ses moyens étaient révolution

(1) Bryan Edwards, History of the war in the W. I., t. III, chap. I à IV, p. 433 et seq.

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