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ordre de marche. La flottille s'avance en silence, et, aux premières lueurs de l'aurore, jette sur le rivage tous les hommes de la frégate, armés jusqu'aux dents. On dit que, dans sa sollicitude à grossir autant que possible le nombre de ses combattants, il commit la seconde imprudence de dégarnir sa frégate de monde, ce point qu'il eût été facile à un détachement de ses adversaires de s'en emparer sans coup férir (1).

Aussitôt les Anglais débarqués, un piquet de quatre hommes, commandé par l'officier de garde au fort de la rade, s'avança vers eux pour arrêter leur marche, s'il était possible, ou protester du moins contre leur violation des lois internationales. Sourd à ces remontrances, le capitaine Vaughan, toujours enflammé de colère, se contenta de lui répondre qu'il venait châtier la canaille française pour avoir maltraité ses officiers et matelots. «Eh bien! lui dit alors l'officier espagnol, puisque les forces que je commande sont impuissantes à prévenir l'outrage que vous faites à mon pavillon, je me constitue votre prisonnier et vous rends mon épée. » Ces nobles paroles n'eurent pas le pouvoir de calmer l'irascible capitaine, qui dégaìna son épée et donna le commandement de marcher sur la ville; la petite troupe espagnole fut poussée de côté, et les Anglais se mirent en marche, musique en tête, enseignes déployées. En ce moment la ville entière, avertie du débarquement des Anglais, était sur pied, les marins français s'armant à la hâte pour repousser la force par

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. x,

p. 182.

la force, et les notables français, anglais et espagnols se portant au devant de l'agresseur pour tâcher d'arrêter sa téméraire entreprise. Les Irlandais et Anglais surtout se montrèrent douloureusement affectés de la violation du territoire de l'île; ils lui représentèrent tout le mal que sa conduite pouvait attirer sur eux et leurs familles si les marins français se portaient à des représailles après son départ, et le pressèrent d'abandonner son entreprise et de s'en retourner à son bord. Mais ce sage conseil ne fut pas plus écouté que les belles paroles de l'officier espagnol. Le commandant de l'Alarm fut inflexible; las des obsessions de ses nationaux, il commanda un roulement de tambour qui couvrit leur voix, et, reprenant sa marche, pénétra dans la ville, qu'il se mit à parcourir dans toute sa longueur (1).

Pendant ces pourparlers, les marins français, accompagnés de leurs amis et compatriotes indignés de l'attaque en règle des Anglais sur territoire neutre, avaient eu le temps de se ranger en bataille en dehors de la ville, sur la rive droite de l'ancien cours bourbeux de la rivière de Sainte-Anne, position admirablement choisie pour se couvrir en cas d'une attaque à la baïonnette. Ils comptaient, en tout, de trois à quatre cents hommes (2); bien décidés à attendre l'ennemi de

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. x,

p. 182.

(2) Tradition. M. E.-L. Joseph rapporte toute cette affaire comme étant survenue entre les Anglais d'une part, et la population française de la ville de l'autre, ce qui n'est pas le cas. On lit dans les Archives du Cabildo, p. 162, que le démêlé eut lieu

pied ferme, ils avaient déployé le pavillon national et s'étaient décorés de la cocarde tricolore. De son côté, le gouverneur Chacon avait, lui aussi, eu le temps de mettre sur pied une compagnie de soldats à la tête de laquelle il s'était placé, pour tâcher d'arrêter la bataille qui devenait inévitable, et, par une manœuvre habile, en passant par une rue de traverse, il était venu se mettre entre les deux corps ennemis, juste au moment où ils allaient en venir aux mains. Faisant alors face aux Anglais, et s'adressant dans sa propre langue au capitaine Vaughan, afin d'être bien compris de lui, il lui reprocha sa conduite outrageuse envers le pavillon espagnol dont il violait la neutralité. Passant ensuite à des considérations d'un autre ordre, il lui rappela que l'ile entière, villes et campagnes, n'était peuplée que de Français, et que le premier coup de fusil parti de ses rangs pouvait être le signal d'un massacre général des Anglais et des Espagnols, les premiers parce qu'ils auraient été attaqués par leurs compatriotes contrairement au droit des gens, et les seconds parce qu'ils les considéraient comme les complices des premiers, ne

<< entre les équipages des navires de guerre anglais et français. » Pour appuyer cette assertion erronée, il porte le nombre des Français qui acceptèrent la lutte avec les Anglais à trois ou quatre mille hommes, chiffre représentant, à peu de chose près, la totalité de la population de la ville à cette époque, hommes, femmes, enfants, vieillards et esclaves compris. Et comme une aussi grande exagération pourrait surprendre, il ajoute naïvement que les Français s'étaient fait suivre de leurs esclaves « qu'ils avaient armés avec une rapidité incroyable» (in an incredibly short

s'étant pas joints à eux pour les combattre. « Je ne souffrirai pas, s'écria-t-il en terminant, qu'un domaine de mon souverain, confié à ma garde, devienne le champ clos de deux nations en guerre, et, puisque je vous suis trop inférieur en nombre, je vous déclare que vous n'attaquerez les Français qu'après m'avoir passé sur le corps (1). »

Ce petit discours sensé, prononcé d'une voix émue, produisit une visible hésitation parmi les Anglais jusqu'alors si résolus; les officiers de l'Alarm entourèrent le commandant et se mirent à lui parler à voix basse. Évidemment, la détermination prise par Chacon de rester au milieu des combattants était embarrassante pour les agresseurs. Après une courte conférence, on convint de se retirer, et le capitaine Vaughan, saluant aussitôt le gouverneur de son épée, sans proférer un seul mot, fit faire volte-face à à sa troupe et s'en retourna à ses chaloupes. A la vue des Anglais battant en retraite, une immense clameur s'éleva des rangs français ce furent des quolibets, des cris, des huées qui les poursuivirent jusqu'à leur rembarquement sous la protection des troupes espagnoles. De retour à son bord, le capitaine Vaughan, couvert de confusion, mit immédiatement à la voile et abandonna le champ de ses tristes exploits. Peu de temps après, on apprit qu'il

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. x, p. 183. Nous avons suivi forcément la seule version que nous possédions de cet événement, quoique l'évidente partialité de l'écrivain nous donne le droit de douter de son exactitude; il nous a fallu, toutefois, la dégager de toutes les fanfaronnades et les invraisemblances qui la déparent.

s'était brûlé la cervelle (1), comme Sir Lawrence Keymis, en 1617. A ces deux capitaines, la même conduite inconsidérée valut le même sort violent. Si Vaughan, comme Keymis, ne fit pas la guerre aux Espagnols en temps de paix, il entreprit du moins de la faire aux Français, sur territoire espagnol, en temps de paix avec l'Espagne. Tous deux, par de folles entreprises, eurent le malheur de compromettre la politique de leur gouvernement, et tous deux eurent à se donner la mort pour échapper à une juste punition.

Ainsi se termina pacifiquement cette imprudente échauffourée, qui eût pu avoir les conséquences les plus sérieuses. On a dit, il est vrai, qu'une grande émeute (wild riot) avait éclaté au départ de l'Alarm; que les Irlandais et Anglais avaient eu à subir des violences, et qu'ils avaient été contraints d'aller se cacher à la campagne pour attendre l'apaisement des esprits; qu'il y avait eu des blessés, et qu'un nègre anglais était mort de ses blessures (2). Mais tout cela est, pour le moins, d'une excessive exagération, puisque les archives du cabildo n'en font nulle mention. Il est à croire, sans doute, que l'effervescence causée par l'inqualifiable conduite du capitaine Vaughan ne s'est pas subitement calmée au rembarquement des Anglais, et que, pendant le reste de la journée, il y eut des chants de victoire et des démonstrations patriotiques. Il ne serait même pas surprenant que, dans cette population mixte,

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. x, p. 183 et seq.

(2) Id., ibid.

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