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honneur, la perte de la Trinidad pour l'Espagne ne l'avait pas enrichi. Ce ne fut que longtemps après la chute de Napoléon et le retour de Ferdinand VII de son exil à Valançai qu'il put obtenir son pardon, grâce aux obsessions d'un neveu, comme lui officier de marine. Mais déjà la vieillesse, le malheur et, croyons-le, le remords avaient épuisé ses forces et sa santé, et lorsque vint enfin son neveu lui apporter, tout joyeux, l'ordre de son rappel, il ne trouva plus dans le lit du proscrit qu'un moribond à l'article de la mort (1).

Ainsi finit notre dernier gouverneur espagnol. A la Trinidad, les Anglais, auxquels profita sa coupable inaction, essayèrent de réhabiliter sa mémoire; les Espagnols crurent à des ordres secrets de livrer la colonie. de la part du ministre corrompu qui gouvernait alors l'Espagne, et les Français s'expliquèrent son manquement à tous ses devoirs par un penchant irrésistible pour la nation anglaise. Pour porter un jugement équitable sur Don José María Chacon, il convient de distinguer entre le gouverneur des huit premières années et celui des quatre dernières. Comme fondateur de la colonie, il déploya des qualités éminentes et collabora dignement à l'œuvre de Roume de Saint-Laurent. Avec un zèle intelligent, un dévoûment complet à la mission dont il avait charge, un sentiment profond de la justice, une bienveillance à toute épreuve, il sut imprimer à la naissante colonie un développement merveilleux pour l'époque. Sous son habile direction, cette île fertile,

(1) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, chap. XI, p. 204.

naguère encore presque déserte, s'enrichit d'une moyenne de quinze cents habitants par an, et devint bientôt prospère. Mais alors survinrent les excès de la Révolution française et la déclaration de guerre de l'Espagne à la France, et le même sentiment de répulsion qui jeta son pays dans les bras de la coalition européenne l'envahit à son tour. A partir de ce moment, il fut pris d'un profond dégoût pour l'œuvre de la colonisation de l'île. Par un procédé fort répréhensible, à coup sûr, mais pourtant bien familier à l'esprit humain, celui de la partie prise pour le tout, les Français en général, sauf sans doute la noblesse exilée, devinrent à ses yeux de coupables républicains ». Les colons français des Antilles, eux-mêmes, ne furent pas à l'abri de sa réprobation, et la population de l'île ne lui inspira plus que de la méfiance. A la suite surtout de l'émancipation des esclaves à la Guadeloupe et des soulèvements à Saint-Vincent et à la Grenade, il se vit menacé de guerre servile, et les libres noirs et de couleur. ne furent plus considérés par lui que comme des perturbateurs du repos public. Ainsi placé par le cours des évènements entre une métropole abattue et une population suspecte, il n'eut confiance que dans l'Angleterre pour le rétablissement de l'ordre » dans cette partie du monde.

Telle était la disposition d'esprit de notre gouverneur lorsque vint le surprendre la déclaration de guerre de l'Espagne à l'Angleterre, à la suite de la violation du territoire de l'île par le capitaine Vaughan. A partir de ce moment, sa position devint véritablement difficile, car ce fut seulement alors qu'il se trouva en face d'un

ennemi véritable dont il avait tout à redouter. Dans ce péril extrême, son devoir était tout tracé; aucune hésitation ne lui était permise: conserver à son pays la belle colonie confiée à sa garde, en réunissant toutes ses forces, en en créant de nouvelles, en en acceptant, comme le gouverneur de Porto-Rico, de ceux qui voulaient bien lui en offrir. Mais, toujours dominé par le fantôme intérieur dont il avait peur, il refusa tout secours et ne voulut prendre aucune mesure défensive. L'impartiale histoire ne peut que flétrir une telle conduite; elle fut criminelle au premier chef, car, non seulement Chacon « n'a pas défendu l'ile comme il aurait pu le faire,» selon les termes mesurés de l'ordonnance royale, mais encore il l'a laissé prendre << avec peu ou point d'opposition,» selon l'expression de la dépêche officielle du général Sir Ralph Abercromby.

Ce fut au traité de paix conclu à Amiens, le 27 mars 1802, entre l'Angleterre, la France, l'Espagne et la Hollande, que l'île de la Trinidad fut définitivement cédée aux Anglais. Aujourd'hui que près d'un siècle a passé sur cet évènement et qu'il nous est, par conséquent, possible d'en apprécier les résultats, nous n'hésitons pas à croire qu'il fut, en définitive, heureux pour le pays. En continuant à rester attachée à l'Espagne, la Trinidad eût vraisemblablement suivi le sort du continent adjacent, et se fût plongée dans la guerre civile et l'anarchie. Avec l'Angleterre, elle s'est trouvée sous l'égide d'une nation forte et libre; elle a été préservée des révolutions par lesquelles ont passé les îles françaises, et elle s'est développée de manière à devenir une des colonies les plus florissantes de la mer des Antilles.

CHAPITRE XIV

ÉTAT DE LA COLONISATION DE L'ILE A LA CAPITULATION. CONCLUSION

(1797)

A la prise de l'île par les Anglais, sa colonisation, on l'a vu, était à la fois avancée et établie sur des bases solides. Sa population qui, en 1773, s'élevait à peine au chiffre insignifiant d'un millier d'habitants de toutes conditions et de toutes couleurs, avait atteint celui de 18,627 habitants, dont 2,500 blancs, 5,000 libres noirs et de couleur, 10,000 esclaves et 1,127 Indiens (1). En négligeant les naturels, dont le nombre, ici comme dans toutes les autres colonies américaines, diminuait d'année en année, on trouve que dans les douze années (1785-1797) qui suivirent la distribution de la cédule royale de colonisation dans les îles de

(1) Bryan Edwards, History of the B. W. Indies, t. IV, art. Trinidad, p. 302. · Ce chiffre de 18,627 habitants est approximativement décomposé sur la base du recensement de l'année suivante, 1798, fait par les Anglais; la population de l'île ne s'élevait plus alors qu'à 17,718 habitants, dont 2,151 blancs, 4,476 libres noirs et de couleur, 10,009 esclaves, et 1,082 Indiens.

l'archipel des Antilles, cette population avait augmenté à raison de 1,500 habitants par an, ou, en suivant la proportion indiquée plus haut, à raison de 214 blancs, 428 libres noirs et de couleur, et 856 esclaves. En estimant que tous les blancs étaient propriétaires, et en supputant à un quart de sa population le nombre des propriétaires noirs et de couleur, on arrive aussi à trouver que chaque propriétaire possédait trois esclaves, ou chaque famille, supputée à quatre membres, une douzaine environ. Ce résultat était merveilleux pour l'époque.

Ces familles formaient une population d'élite, non moins recommandable par la qualité que par le nombre; elles se distinguaient surtout par leur énergie et leurs connaissances agricoles et commerciales. Chassées de leur pays par les malheurs du temps, elles avaient émigré avec leurs esclaves et leurs instruments de labour, et elles offraient à leur nouvelle patrie, en échange de son hospitalité, le fruit de leur expérience et de leurs talents. Elles étaient nécessairement toutes françaises, puisque l'article 1er de la cédule royale de colonisation refusait d'accepter comme colons les protestants anglais et hollandais qui auraient pu venir s'établir dans l'ile; aussi la Trinidad ressemblait-elle à une colonie française dont l'Espagne aurait nouvellement fait l'acquisition. Sauf les troupes et les hauts fonctionnaires, on n'y voyait que des colons français, parmi lesquels un petit nombre d'Espagnols et de rares Irlandais et Anglais se trouvaient comme noyés. Mœurs, coutumes, langage, tout y était français; le doux patois créole des îles françaises, relevé et comme assaisonné

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