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pulpe de certains fruits fortement aromatiques, comme l'ananas. Aux repas, on buvait les bons vins de France rouges et blancs. La table était toujours abondamment servie de mets délicats dont on surveillait soi-même les apprêts; sous la direction de leurs maîtres, les esclaves devenaient d'excellents cuisiniers. Les créoles étant en grande partie descendus des Bordelais, leur cuisine était bordelaise; nous en conservons encore la daube et le ragoût de viande, le court-bouillon de poisson et le pain labié à la partie supérieure. Aux dames incombait la préparation du dessert; comme les Bordelaises, dont elles rappelaient le type gracieux, elles étaient toujours vêtues de blanc, et portaient au cou et sur la tête des foulards et des mouchoirs des Indes. Quant aux hommes, les vieux continuaient à porter la culotte courte, la queue et les cheveux poudrés ; mais les jeunes avaient adopté la culotte longue nouvelle, dite pantalon, et les cheveux flottants et non poudrés. Un trait générique de leur caractère achèvera de dépeindre les créoles ils avaient en partage une excessive susceptibilité naturelle; aussi le duel, bien plus encore qu'en France, était-il en honneur dans le pays. Chatouilleux à l'excès sur le point d'honneur, la plus légère offense, la moindre parole malsonnante, un regard équivoque provoquait des rencontres où ne coulait que trop souvent un sang noble et généreux (1).

Les mœurs et les manières que nous venons de décrire étaient aussi celles des familles noires et de couleur venues dans l'île, comme les blanches, avec leurs

(1) Tradition de famille.

esclaves et leurs valeurs, mais en nombre infiniment moins considérable. Exclusive comme toutes les aristocraties, la société des blancs les écartait de son sein, et, à la ville comme à la campagne, elles formaient une seconde société parallèle à la première, et non moins distinguée qu'elle. A la ville, elles possédaient la plupart des constructions nouvelles, et à la campagne elles s'étaient surtout réunies dans le quartier de Naparima, où elles avaient fondé des sucreries. A part cet esprit de caste que nous venons de signaler et qui, malgré la Révolution française, ne continuait pas moins à régner en Europe qu'en Amérique, elles jouissaient des mêmes droits politiques que les blanches. Dans un mémoire célèbre, publié en 1824 par un homme de couleur, sur l'infériorité de la condition des libres noirs et de couleur à cette époque (1), on lit que les lois contraires à l'égalité des races n'avaient été précédemment édictées par l'Espagne que pour les besoins d'un état primitif de la société coloniale, et que, par la promulgation de la cédule royale de colonisation, la métropole avait entendu abolir ces vestiges d'une époque de barbarie, aussi injustes qu'oppressifs pour les colons de couleur qui iraient s'établir dans l'ile. Cette appréciation, à notre avis, ne peut être que juste, puisque, à cette époque, nous ne voyons pas poindre l'antagonisme qui devait se manifester plus tard entre les deux

(1) Free Mulatto, Address to Earl Bathurst, p. 10 et seq. Ce mémoire, bien écrit et bien pensé, eut, dit-on, une influence décisive sur la politique coloniale du gouvernement britannique; il est anonyme, mais on sait qu'il est de la plume du docteur JohnBaptist Philip, fils d'un émigré de couleur de la Grenade.

fractions de la société coloniale. Au contraire, il est de tradition authentique que la plus parfaite entente existait alors entre elles, et que toutes leurs relations commerciales et politiques étaient marquées au coin d'une bienveillance réciproque (1). Pourquoi en aurait-il été d'une autre manière? Ce qui rend odieuse une aristotratie, c'est son rôle privilégié dans la société; qu'on lui enlève ses prérogatives, et elle ne se trouve plus fondée que sur de folles vanités qui ne peuvent provoquer que des sourires.

D'autres noirs et gens de couleur formaient le gros de la population libre de l'île ; c'étaient ceux qui avaient récemment émergé de l'esclavage et qui exerçaient des métiers. Ces artisans avaient été, en grande partie, attirés par les prix extrêmement rémunératifs qu'offre toujours au travail une communauté très-florissante. Quelques-uns d'entre eux avaient servi contre les Anglais et s'étaient fatigués de la guerre; d'autres avaient voulu fuir les lieux où ils dominaient; tous, comme de juste, étaient sincèrement attachés aux principes nouveaux de liberté et d'égalité, et ce furent eux qui reçurent, par excellence, la qualification de « républicains, et subirent la réprobation du gouverneur Chacon, quoique rien dans leur conduite ne vienne justifier cette aveugle prévention. Ils furent, au contraire, une merveilleuse acquisition pour la nouvelle colonie, et c'est par leurs sueurs de tous les jours que s'élèvent comme par enchantement des centaines de maisons de ville et de campagne, et de nombreuses constructions agricoles,

(1) Tradition de famille.

telles que moulins à canne, à café, à manioc, cases à nègres et à bagasse, sucreries, cuves pour la distillation et l'indigo, etc., etc. Ils contribuèrent pour une bonne part à la prospérité de la colonie, et il n'est que juste que nous leur en soyons reconnaissants. Tous ces travaux bien rémunérés mettaient bientôt ces artisans dans une honnête aisance, et à leur tour ils arrivaient à posséder des esclaves, à se construire des maisons de ville et à fonder pour leur compte des exploitations agricoles. Ceux qui étaient restés célibataires se mariaient alors, et venaient grossir le nombre des familles formant la société de couleur (1).

Les esclaves étaient laboureurs ou domestiques; ils étaient presque tous nés dans les îles françaises, et on ne comptait encore que peu d'Africains parmi eux. Comme valeur morale et matérielle, ils étaient incontestablement supérieurs aux coolies de l'Inde, ces fils dégénérés d'une civilisation pervertie, qui sont aujourd'hui engagés à grands frais pour le travail des champs, Nous avons vu qu'ils devenaient de bons cuisiniers; on en formait aussi d'excellents ouvriers. Ils étaient adroits et éveillés; aussi valaient-ils de cent à cinq cents dollars, suivant leur âge, leur sexe et leurs connaissances. Dans un inventaire de vingt-sept esclaves que nous avons sous les yeux, les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards sont inscrits à une moyenne de deux cent soixante-dix dollars (2). Ils étaient industrieux; chacun

(1) Tradition.

(2) Marquise de Charras, Naturalizacion, ms., 1787. Pour bien apprécier ces chiffres, il ne faut pas oublier que l'argent, à cette époque, avait au moins le double de sa valeur actuelle.

d'eux avait un petit pécule qu'il amassait des produits de son jardin et de ses petits travaux manuels du samedi, journée pendant laquelle il ne devait aucun service à son maître et dont il disposait à son profit. Il n'était pas rare qu'ils arrivassent à s'affranchir en se rachetant de leurs maîtres à beaux deniers comptants. Sous le régime paternel du code noir de 1789, leur sort, selon la belle expression de Roume de Saint-Laurent, avait été rendu aussi peu malheureux que leur état pouvait le permettre. C'étaient comme de grands enfants qui auraient été confiés à la tutelle de leurs maîtres; et cette comparaison est loin d'être tout à fait imaginaire, car ils faisaient en quelque sorte partie de leurs familles. Sous la direction de leurs maîtresses, matin et soir ils faisaient la prière en commun, et tous les dimanches ils recevaient l'instruction religieuse. Les enfants qui en naissaient étaient soignés et élevés aux foyers de leurs maîtres avec leurs propres enfants, auxquels ils s'attachaient le plus souvent à la vie à la mort. Comme les libres, les esclaves avaient aussi leurs fêtes et réjouissances. Le samedi soir et le dimanche après la messe, ils donnaient libre cours à leur passion pour la danse et la musique; au son du tambour africain et de la voix, ils exécutaient pendant de longues heures, et sans jamais se lasser, le calinda et le jhouba de leurs ancêtres, et le bel-air (1) de leur invention (2).

(1) Comme l'indique son nom, le bel-air est un chant, une ballade; par extension, c'est aussi le pas qui s'exécute sur l'air de ce chant on danse comme on chante le bel-air. Ce nom s'applique également aux réunions dansantes: on va au bel-air comme on va au bal. (2) Tradition de famille.

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