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L'esclavage, cette institution que Montesquieu a justement flétrie comme aussi opposée au droit civil qu'au droit naturel, était alors la pierre angulaire de l'édifice colonial; c'était sur lui que reposait le travail, et partant la fortune publique. Toutes les productions ne s'obtenaient que par la main des esclaves. Ici où les terrains étaient tous fertiles et presque sans valeur, le prix des plantations ne s'estimait que sur l'importance de leurs ateliers. Aussi chacun aspirait-il à posséder des esclaves; c'était le meilleur placement qu'on pût faire de son argent. En ville, ils se louaient avantageusement pour le service des familles ; la vieille femme qui en possédait un seul était à l'abri de la misère. On conçoit dès lors tout l'intérêt des maîtres à la conservation de leurs esclaves. Là où l'institution n'était pas d'une nécessité rigoureuse, comme dans les régions tempérées, où le travail des champs est possible aux blancs, elle dut être incomparablement plus dure. C'est une justice à rendre aux Espagnols que de reconnaître, sur la foi des voyageurs, que l'esclavage était plus doux chez eux que partout ailleurs. A la Trinidad, grâce à l'initiative de notre glorieux colonisateur, il fut véritablement paternel. Aussi fut-ce sans le moindre désir de se venger de leur servitude que les esclaves en subirent le joug odieux; on ne saurait découvrir à leur charge, malgré la méfiance qu'ils inspirèrent à Don José María Chacon à la suite de l'affranchissement de leurs frères de la Guadeloupe, un seul cas de révolte ou d'insubordination, ou même de marronnage (1).

(1) État des esclaves fugitifs. Ļe nègre marron était celui qui

La condition des Indiens était de beaucoup inférieure à celle des esclaves. Ceux-ci, protégés par le code humain qui les régissait et par l'intérêt qu'avaient leurs possesseurs à leur conservation, prospéraient et multipliaient à vue d'œil, tandis que ceux-là, relégués dans les quatre missions d'Arima, de Toco, de Siparia et de Savana-Grande, alors éloignées de toute habitation et vivant sous le règne du bon plaisir d'un corregidor ou magistrat tout-puissant et d'un cura doctrinario ou curé de doctrine, déclinaient et diminuaient en nombre de jour en jour. Sous ce régime oppressif, ces fils de nos fiers et hardis insulaires, si rebelles à la conquête espagnole, disparaissaient peu à peu du sol dont leurs ancêtres avaient été les seigneurs et maîtres. Déjà réduits au chiffre d'un millier d'individus, ils étaient tombés dans un tel état d'abjecte dégradation, qu'on en peut dire sans exagération qu'ils ne conservaient plus de l'homme que les formes extérieures; c'étaient des bêtes de somme qui ne trouvaient de délassements que dans les plaisirs de l'ivrognerie et de la promiscuité (1). Ainsi abrutis, ils ne contribuaient en aucune manière à la fortune publique.

L'activité merveilleuse de la population française de l'île avait donné naissance à de nombreuses fondations

échappait à l'esclavage par la fuite; il se rendait libre sans qu'il eût aucun titre à la liberté. La réunion d'un certain nombre de ces esclaves fugitifs dans une même retraite éloignée de toute plantation formait ce qu'on appelait alors un camp de nègres

marrons.

(1) Free Mulatto, Address to Earl Bathurst, App., note A, p. 221.

agricoles, où se cultivaient toutes les denrées coloniales. La servile imitation les uns des autres n'était pas alors la loi commune; chacun, au contraire, s'ingéniait à chercher une voie nouvelle ou peu battue encore. Les exploitations agricoles, à la capitulation, ne s'élevaient pas à moins de 159 sucreries, 130 caféières, 103 cotonneries, 6 cacaoyères en rapport, 70 tabaqueries, plusieurs indigoteries et bon nombre de jeunes cacaoyères encore improductives, mais donnant en abondance des denrées alimentaires, le tout formant un total de 468 plantations ayant une étendue de 26,6461/3 carr. ou 85,2681/5 acres, dont 11,852 2/3 carrés ou 37,960 2/5 acres en culture (1). Ces chiffres donnent 2,17 (2) acres de culture par tête de population, et une plantation par 37,39 habitants, les Indiens exclus, proportion énorme si on la compare à celles que donnent les années postérieures à la capitulation. Ce qui frappe surtout dans ces chiffres, c'est le nombre considérable des plantations par rapport à la population; si à ce nombre on ajoute le chiffre approximatif des maisons de commerce, on arrive à voir que chaque famille devait se trouver à la tête d'une exploitation soit agricole, soit mercantile, et on conçoit dès lors combien devait être général le bien-être dans le pays. La canne à sucre (saccharum officinarum) qui se

(1) Parliamentary Papers relating to the I. of Trinidad, pp. 18 et seq. et 32 et seq.

(2) En 1877, quatre-vingts ans après la capitulation, avec une population estimée à 140,000 âmes, le Blue Book, ou Livre Bleu, ne donne qu'une étendue de 99,403 acres en culture, c'est-à-dire seulement 0,71 acre par tête d'habitant.

cultivait dans l'île, et se cultive encore aujourd'hui, n'était plus la canne violette dite créole, laquelle, on l'a vu, avait été apportée par les Espagnols, en 1506, des îles Canaries à Saint-Domingue; c'était la canne jaune d'Otahiti (aujourd'hui Taïti), introduite dans les îles. françaises par le célèbre navigateur Bougainville, et transportée de la Martinique à la Trinidad par M. SaintHilaire Bégorrat, en 1782, avec le rimier ou arbre à pain (artocarpus incisa), aussi originaire de Taïti, et le bambou de Bourbon (nastus Borbonicus) (1). Ce fut de la Trinidad que cette canne à sucre fut transportée au Vénézuéla dix ans plus tard, en 1792 (2). La culture de cette plante s'était établie à Laventille, au nord et à l'ouest du Port-d'Espagne, jusqu'aux pieds des montagnes, à Chaguaramas, dans les vallées de Maraval et de Diego-Martin, et .sur la côte occidentale de l'île. Le procédé en usage pour la fabrication du sucre était celui du père Labat, alors universellement en usage aux colonies. La canne était pressée dans un moulin à manège entre trois rôles ou cylindres de bois dur, généralement revêtus de fer et tournant verticalement sur pivots. Le vesou ou jus était conduit dans des chaudières de cuivre et évaporé à feu nu jusqu'à la consistance de sirop très épais; il était alors conduit dans, des rafraîchissoirs ou bacs de madriers, et livré à la cristallisation. Le lendemain matin, le produit de cette cristallisation était enformé, c'est-à-dire enfutaillé dans des barriques reposant sur leurs fonds percés de trous

(1) Hart, Hist. and stat. view of the I. of Trinidad, p. 197. (2) Baralt, Historia de Venezuela, t. I, ch. XVII, p. 324.

pour l'écoulement du gros sirop ou mélasse. La masse ainsi séparée de son sirop était du sucre brut ou cassonnade; c'est sous cette forme qu'elle était exportée. Pour l'usage des familles, ce sucre était terré, c'est-àdire purifié et blanchi au moyen d'une terre glaise imbibée d'eau, recouvrant le dessus des formes de terre cuite où il était tassé pour subir cette opération; ou bien il était converti en sirop fin, clarifié au blanc d'œuf. La mélasse n'était pas exportée; elle était en partie convertie en tafia ou rhum par la distillation, et en partie employée en nature à la nourriture de l'atelier et du bétail (1).

Comme la canne à sucre de Taïti le caféier (coffea arabica), nous est venu de la Martinique, où il fut introduit en 1720 (2) par le capitaine Desclieux. On raconte que l'eau venant à manquer pendant le voyage, deux des trois plants confiés au capitaine par le gouvernement français périrent, et que le dernier ne dut sa conservation qu'au dévoùment du capitaine, qui partagea avec lui sa modique ration d'eau jusqu'à son arrivée au lieu de sa destination (3); c'est de cet unique plant que sont sorties toutes les caféières des îles françaises. On ignore la date de l'introduction du café à la Trinidad; mais elle ne peut être ni antérieure à l'arrivée de notre colonisateur, ni postérieure à celle de M. Saint

(1) Tradition.

(2) C'est par inadvertance que, dans la première partie de cet essai (chap. XIV, p. 231), le café a été mentionné comme faisant partie des productions de l'île en 1622.

(3) Fr. Iñigo Abbad y Lasierra, Historia de Puerto-Rico, chap. XXVII, p. 318, notes.

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