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par Philippe V, le successeur de Charles II, prenait à cœur de relever ses colonies du Nouveau-Monde de leur long état de stagnation par des dégrèvements d'impôts, des avances d'instruments de labour et des importations d'esclaves noirs; dès le 27 août 1701, nous trouvons un asiento (1) ou ferme entre les rois de France et d'Espagne et le sieur du Casse (es-nom de la Compagnie royale de Guinée), pour fourniture de nègres aux Indes espagnoles, à raison de quatre mille huit cents par an, pendant dix ans. Ce dernier secours surtout dut être le bienvenu à la Trinidad; mais il y a apparence qu'il fut insuffisant pour ses besoins toujours croissants. Nous voyons, en effet, ses habitants commencer à se plaindre de l'accaparement des Indiens pour les missions seules, tandis qu'ils pouvaient être si utilement employés sur leurs plantations. Aussitôt que se produisit la révolte de la mission de San-Francisco de los Arenales, ils s'empressèrent de s'en servir comme preuve évidente du mal résultant du maintien trop prolongé de ces missions. Dans la requête qu'ils adressèrent au gouverneur, Don Felipe de Artieda, le successeur de Don Francisco Ruiz de Aguirre, pour lui signaler le tort produit à l'avancement de la culture par les missions indiennes, et le supplier de contraindre les pères Capucins à leur permettre d'employer leurs néophytes comme peones ou journaliers, ils allèguent les motifs suivants : qu'un grand assemblage de peuple sur un seul point du sol ne peut être qu'une cause d'oisiveté; que cette

(1) L'asiento est le marché qui se conclut entre deux nations pour fournitures à faire à la marine, à l'armée, aux colonies, etc., de l'une de ces deux nations par l'autre.

oisiveté avait déjà conduit à la révolte les Indiens de l'une des missions, et que la même cause continuant à agir, le même effet se reproduirait dans les quatre autres missions de l'île; que la culture du vaste territoire de l'île nécessitait un nombre considérable de bras et réclamait, tout d'abord, la libre disposition de toutes les forces vives de la colonie; que, enfin, tout l'effet utile des missions avait été déjà produit par la soumission des Indiens, et qu'il était désormais nuisible au bien-être des familles et au profit du trésor royal de maintenir plus longtemps ces Indiens séparés du reste de la population (1).

Il faut avouer que la réclamation était bien fondée. Certes, il serait souverainement injuste de nier les services reçus par la Nouvelle-Andalousie de l'institution des missions évangéliques; c'est par leur action que ce vaste territoire fut enfin pacifié, et c'est par sa pacification que purent se développer son agriculture et son commerce. On peut donc dire, sans craindre d'exagérer, que les progrès signalés à la Trinidad furent l'œuvre unique de ses religieux. Mais cette œuvre, si considérable dans les immenses provinces de Cumaná, de Barcelone et de la Guyane, ne pouvait être que trèsbornée dans une île aussi petite que la nôtre. En peu d'années, les Indiens hostiles avaient été soumis et groupés dans les missions. Là, réunis en trop grand nombre pour les travaux de ces missions, ils ne pouvaient que contracter des habitudes d'indolence et

(1) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, § CXLI, p. 421.

d'inertie; aussi les avons-nous vus se soulever et vouloir retourner à la barbarie, plutôt que d'exécuter un commandement un peu brusque ou de soulever un fardeau un peu lourd. Exclusivement soumis à une discipline patriarcale, sans souci du lendemain et sans communication aucune avec le monde extérieur, comment eussent-ils pu parvenir à se plier un jour aux exigences de la civilisation? Ainsi privés de l'exemple des autres races formant la population de l'ile, ils ne pouvaient que végéter dans une complète ignorance des responsabilités de la vie. Sans le contact habituel des chrétiens, comment concevoir que le sentiment religieux lui-même, par le seul enseignement des missionnaires, pût se développer en eux? Comment admettre que, dans ces conditions, ils pussent parvenir à s'assimiler les notions transcendantes d'une religion toute mystérieuse, qu'ils n'avaient pas sucée avec le lait de leur mère, et que leur raison, par conséquent, ne pouvait que bien difficilement s'assimiler? Comment enfin seraient-ils parvenus à aimer un Dieu qui réprouvait leurs penchants naturels, et surtout la polygamie, celui auquel ils étaient le plus attachés (1) ? Aussi la doctrine dont ils recevaient les leçons n'étaitelle, à leurs yeux, que d'une parfaite inutilité pratique, et n'y prêtaient-ils l'oreille que pour échapper aux châtiments infligés aux récalcitrants. Comme toutes les institutions, même les plus fécondes à leur début, celle des missions, en se prolongeant outre mesure, était,

(1) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, no 254, § v, p. 453.

on le voit, devenue préjudiciable aux Indiens euxmêmes; le moment était donc arrivé de faire concourir les forces créées par ces missions au bien général de la colonie.

Le gouverneur, Don Felipe de Artieda, partagea le sentiment des colons. Dans les entrevues qu'il eut à ce sujet avec le préfet et supérieur des missions de la Trinidad et de la Guyane, le révérend père frère Tomás de Barcelona, il fit valoir la clause de la cédule royale d'institution de 1687, relative au travail des Indiens des missions chez les particuliers, pour demander qu'il soit accordé aux cultivateurs la faculté de requérir ces Indiens pour les travaux de leurs plantations. Il motiva sa demande par cette considération décisive que la colonie manquait de bras pour l'avancement de son agriculture, et qu'il était, dès lors, devenu urgent de pourvoir à ce besoin, de la satisfaction duquel dépendait la prospérité de l'île. En même temps, il rendit hommage aux généreux efforts des religieux pour la pacification de l'ile. Ce ne fut pas, on le pense bien, sans une extrême répugnance que le religieux entendit ces paroles; les objections ne manquèrent pas de sa part; mais, enfin, il fut contraint de subir cette exigence. Pendant six ou huit mois, les cultivateurs eurent la jouissance du travail des Indiens; mais ce travail, livré à contre-cœur, ne tarda pas à leur être enlevé. Les religieux se plaignirent bientôt du mauvais traitement des planteurs à l'égard de leurs néophytes, et discontinuèrent de leur en fournir. Les griefs qu'ils articulèrent contre eux, pour rompre leur engagement, furent le travail excessif, le refus de salaire, le man

que d'instruction religieuse, et le renvoi aux missions sans nourriture et sans vêtements (1). A la distance où nous nous trouvons aujourd'hui de ces graves imputations, et en l'absence de tout témoignage contradictoire, il est impossible d'en apprécier la valeur autrement que par les changements qui en résultèrent, et ces changements, tout à l'avantage des planteurs, prouveraient que leur conduite à l'égard des Indiens a été sinon calomniée, du moins singulièrement exagérée. On conçoit, du reste, que les religieux aient cherché à esquiver, par des prétextes, une obligation à laquelle ils avaient été forcés de se soumettre, mais qui leur répugnait profondément.

Sur le refus formel des pères Capucins d'adhérer à leur engagement, le gouverneur, en 1707, soumit la question à la cour d'Espagne et réclama en faveur des colons. La solution ne se fit pas longtemps attendre : une cédule royale, datée du palais de Buen-Retiro, le 15 août 1708, convertit les missions proprement dites de la Trinidad en missions de doctrina ou de doctrine, où l'autorité ecclésiastique ne pouvait s'exercer qu'en matière d'enseignement religieux (2). Le commandement y était dévolu à un corregidor ou magistrat nommé par le gouverneur. Les fonctions exercées par ce magistrat étaient, à peu près, celles d'un alcade il veillait au bon ordre, administrait la justice de paix, réglait le salaire des Indiens employés par les cultivateurs et percevait le tribut de capitation, de un dollar par an,

(1) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, § CXLI, p. 422.

(2) Id., ibid.

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