Imágenes de páginas
PDF
EPUB

que chaque Indien, devenu vassal immédiat du souverain après vingt années à partir du jour de son baptême, était, aux termes de la cédule de 1687, tenu de payer au trésor royal. Ces missions de doctrine n'étaient pas une nouveauté dans le Nouveau-Monde; depuis longtemps elles existaient dans la province de Cumaná, où elles succédaient aux missions proprement dites, au fur et à mesure que celles-ci acquéraient assez d'importance pour mériter une administration civile (1). Statuant aussi à l'égard des religieux, la cédule de 1708 déclara leurs travaux terminés à la Trinidad, et enjoignit à ceux qui y résidaient de se transporter à la Guyane pour y fonder de nouvelles missions et se consacrer entièrement à la conversion des Indiens de cette province (2).

Le coup de foudre que porta cet ordre royal de changement de territoire aux pères Capucins de la Trinidad fut, paraît-il, aussi terrible qu'imprévu. A la notification qui leur en fut faite par le gouverneur, le préfet des missions se rendit auprès de lui pour le supplier d'en différer l'exécution jusqu'après réception de la réponse de la cour à différentes objections qu'il se proposait de lui adresser immédiatement; mais le gouverneur ne voulut pas y consentir. Essayant alors d'un autre moyen détourné pour éluder l'exécution de l'ordre royal, il sollicita du gouverneur la permission de partir pour l'Espagne avec les autres religieux, afin d'y recruter quelques familles des îles espagnoles d'Eu

(1) Baralt, Historia de Venezuela, t. I, ch. xiv, p. 260.

(2) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, § CXLI, p. 422.

rope (1) (familias isleñas), pour les accompagner à la Guyane et les protéger contre les Indiens hostiles de cette province. A cette nouvelle exigence, le gouverneur refusa encore d'obtempérer, et, décidé à exécuter les ordres du roi, fit signifier aux pères Capucins qu'ils eussent à se transporter sans retard sur le continent; mais les religieux, non moins déterminés à chercher par tous les moyens possibles à obtenir la révocation de l'ordre royal, s'embarquèrent furtivement pour l'Europe sur un de ces navires français faisant alors le commerce de contrebande sur les côtes du golfe de Paria (2). Ainsi se termina, à la Trinidad, après une durée de vingt-un ans, la période des missions proprement dites.

Le chroniqueur qui nous a fourni les détails précédents ajoute que, à la suite du départ des religieux, les missions furent fort négligées; sous le rapport spirituel, la colonie ne possédait pas de prêtres en nombre suffisant pour leur service; que le gouverneur (il y a apparence que ce fut Don Christóbal Felix de Guzman, le successeur de Don Felipe de Artieda) s'adressa à l'évêque métropolitain de Porto-Rico, Don Fr. Pedro de la Concepcion, pour en obtenir, mais qu'il n'en reçut qu'un seul, et que ce seul prêtre, un séculier qu'il ne nomme pas, eut à sa charge le service des quatre missions de Monserrate, Savaneta, Savana-Grande et Naparima; que, malgré tout son zèle, il ne put

(1) Les Espagnols de ces îles méridionales étaient plus aptes que les autres à supporter le climat de la zone torride.

(2) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, § CXLV, p. 422.

suffire à cette tâche excessive, et qu'il lui arriva même de se casser la jambe en tombant de cheval, à cause du mauvais état des chemins reliant ces différentes missions entre elles (1). Mais ce chroniqueur, si prolixe à l'égard des missions, garde malheureusement le silence sur les progrès de la colonisation de l'île à la suite de la transformation de ces missions. Ces progrès furent pourtant considérables; quelques faits épars, qui nous ont été conservés, nous permettent d'apprécier les résultats avantageux du travail libre des Indiens, et viennent corroborer le témoignage déjà cité du père Gumilla.

Un de ces faits, c'est le pillage en rade du Portd'Espagne (nom moderne par lequel nous désignerons désormais Puerto-de-los-Hispanioles), en 1716, d'un brick espagnol chargé de cacao pour le port de Cadix, en Espagne, par le fameux pirate anglais Edward Tench, surnommé Black-Beard ou Barbe-Noire; cet événement atteste que la Trinidad, huit ans après le départ des pères Capucins, produisait assez de cacao pour en fournir des chargements entiers à sa métropole (2). Un autre fait non moins caractéristique de l'importance agricole acquise par la colonie à cette époque, c'est l'établissement d'une colonie française, en 1717, tout au fond du golfe de Paria, sur un des caños du Guarapiche, lequel porte encore aujourd'hui, pour cette raison, le nom de caño Francés ou Français. L'excellence du cacao trinidadien avait éveillé, paraît-il, l'attention

(1) Blanco, Documentos pa la historia del Libertador, t. I, § CXLIII, p. 422.

(2) E.-L. Joseph, History of Trinidad, part. II, ch. v, p. 143.

des colons des îles françaises, et ils avaient voulu s'adonner, eux aussi, à la culture si rémunérative de la précieuse denrée; mais leurs terres sèches et fortes s'y étaient mal prêtées, et ils s'étaient décidés à aller en former des plantations sur les terrains fertiles du continent opposés à la Trinidad, terrains qu'ils connaissaient pour les avoir souvent visités dans le cours de leur commerce illicite. Déjà ils avaient l'espoir d'obtenir des produits qui pourraient rivaliser avec ceux de notre île, lorsque l'hostilité des Espagnols vint faire échouer leur entreprise; à la nouvelle de l'établissement d'une colonie étrangère sur son territoire, le gouverneur de Cumaná, Don José Carreño, avec l'aide de son collègue, le gouverneur de la Marguerite, put lever une troupe armée assez considérable pour aller déloger les Français du territoire qu'ils avaient usurpé (1). Enfin, un dernier fait survenu en 1719, onze ans seulement après la transformation des missions, et qui accuse un degré avancé de colonisation, c'est l'équipement et l'armement, à la Trinidad, d'un navire de guerre, lequel aurait attaqué et capturé deux frégates anglaises, le Kingstown et le Scarborough, dans les eaux de la Jamaïque (2). ·

Le grand obstacle à la colonisation des provinces espagnoles du Nouveau-Monde, le manque de bras, avait donc été heureusement surmonté dans cette île par le travail libre des Indiens, et, après tout un siècle de longue et pénible langueur, nous avons enfin la satis

(1) Fr. A. Caulin, Historia de la N.-Andalucia, liv. III, ch. XXII, p. 287.

(2) Dessalles, Histoire générale des Antilles, t. IV, ch. IV,

p.

62.

faction de voir la colonie prendre l'essor et s'élever, en peu d'années, au rang des plus privilégiées de ses voisines. Ce commencement de développement de nos richesses, nous en sommes redevables, sans doute, à l'énergie des colons et à l'habileté des gouverneurs de cette époque, mais surtout et avant tout, ne l'oublions pas, au zèle de nos missionnaires Capucins catalans, car c'est au prix des plus rudes épreuves, au prix même de leur sang généreux, que la soumission de ces Indiens nous a été acquise. Ils furent les pionniers de la colonisation de notre pays, et, à ce titre, ils sont dignes de toute notre reconnaissance. Leur résistance au vœu du gouverneur et des planteurs ne saurait affaiblir et encore moins effacer leurs services; cette résistance, d'ailleurs, ne trouve-t-elle pas son explication naturelle, non dans l'avidité du gain que les écrivains du dernier siècle ont si souvent reprochée aux moines d'Amérique, mais dans une sollicitude, exagérée sans doute, mais bien réelle, pour leurs néophytes? Gardons-nous donc d'accepter le rôle odieux et ingrat de dénigreurs de nos bienfaiteurs, et bénissons la mémoire de ces intrépides missionnaires qui, au péril de leur vie, ont su trouver le moyen de gagner à la civilisation ces Indiens rebelles que les armes des conquistadores n'avaient pu réussir à subjuguer.

A la Guyane, les missions n'avaient pas produit un aussi heureux résultat qu'à la Trinidad. Depuis la dernière incursion des Hollandais, en 1670, Santo-Tomé de Guayana ne s'était pas relevé de ses ruines; la ville comptait à peine une douzaine d'Espagnols retranchés dans le fortin qu'ils y avaient élevé. Mais cette place

« AnteriorContinuar »