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CHAPITRE XIV

ÉTAT DE LA COLONISATION DE L'ILE A LA CAPITULATION. CONCLUSION

(1797)

A la prise de l'ile par les Anglais, sa colonisation, on l'a vu, était à la fois avancée et établie sur des bases solides. Sa population qui, en 1773, s'élevait à peine au chiffre insignifiant d'un millier d'habitants de toutes conditions et de toutes couleurs, avait atteint celui de 18,627 habitants, dont 2,500 blancs, 5,000 libres noirs et de couleur, 10,000 esclaves et 1,127 Indiens (1). En négligeant les naturels, dont le nombre, ici comme dans toutes les autres colonies américaines, diminuait d'année en année, on trouve que dans les douze années (1785-1797) qui suivirent la distribution de la cédule royale de colonisation dans les iles de

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(1) Bryan Edwards, History of the B. W. Indies, t. IV, art. Trinidad, p. 302. Ce chiffre de 18,627 habitants est approximativement décomposé sur la base du recensement de l'année suivante, 1798, fait par les Anglais; la population de l'île ne s'élevait plus alors qu'à 17,718 habitants, dont 2,151 blancs, 4,476 libres noirs et de couleur, 10,009 esclaves, et 1,082 In

l'archipel des Antilles, cette population avait augmenté à raison de 1,500 habitants par an, ou, en suivant la proportion indiquée plus haut, à raison de 214 blancs, 428 libres noirs et de couleur, et 856 esclaves. En estimant que tous les blancs étaient propriétaires, et en supputant à un quart de sa population le nombre des propriétaires noirs et de couleur, on arrive aussi à trouver que chaque propriétaire possédait trois esclaves, ou chaque famille, supputée à quatre membres, une douzaine environ. Ce résultat était merveilleux pour l'époque.

Ces familles formaient une population d'élite, non moins recommandable par la qualité que par le nombre; elles se distinguaient surtout par leur énergie et leurs connaissances agricoles et commerciales. Chassées de leur pays par les malheurs du temps, elles avaient émigré avec leurs esclaves et leurs instruments de labour, et elles offraient à leur nouvelle patrie, en échange de son hospitalité, le fruit de leur expérience et de leurs talents. Elles étaient nécessairement toutes françaises, puisque l'article 1er de la cédule royale de colonisation refusait d'accepter comme colons les protestants anglais et hollandais qui auraient pu venir s'établir dans l'île; aussi la Trinidad ressemblait-elle à une colonie française dont l'Espagne aurait nouvellement fait l'acquisition. Sauf les troupes et les hauts fonctionnaires, on n'y voyait que des colons français, parmi lesquels un petit nombre d'Espagnols et de rares Irlandais et Anglais se trouvaient comme noyés. Mœurs, coutumes, langage, tout y était français; le doux patois créole des îles françaises, relevé et comme assaisonné

de mots espagnols bizarrement prononcés (1), en était et en est resté la langue populaire. Toutes les écritures du commerce étaient tenues en français; les lois et ordonnances locales n'étaient jamais promulguées qu'accompagnées d'une traduction française. Au cabildo et dans les tribunaux, les affaires se débattaient aussi bien en français qu'en espagnol; les témoins déposaient dans l'une ou l'autre langue, à leur convenance (2). Les archives seulement et les pièces destinées à l'enregistrement, telles que ventes et hypothèques d'immeubles, titres, contrats et diplômes s'écrivaient en espagnol. La langue française était à ce point devenue celle du pays que, dans les cartes de Faden (1798), de Mallet (1799) et de Columbine (1803), la plupart des noms géographiques sont ou français ou francisés; de nos jours, Punta-Gorda, Aruaca, Cuba, etc., s'écrivent encore: Pointe-Gourde, Arouca, Couva, etc. Enfin le nom lui-même de la ville capitale n'était connu. à l'étranger que dans sa traduction française, et l'amiral Harvey date sa dépêche de la prise de l'île, non de la rade de Port of Spain ou de Puerto de España, mais de celle du Port-d'Espagne. La capitulation de l'ile est de même datée du Port-d'Espagne (3).

Comme toutes les populations franco-américaines de l'époque, celle de la Trinidad se distinguait par des

(1) C'est ainsi que les mots créoles yiche (petit enfant), campo (vacance), lagnape (gratification), morne (passé dans le français), etc., sont respectivement sortis de l'espagnol hijito, dia de campo, la ñaque, moron, etc.

(2) Tradition de famille.

(3) Voir la dépêche et la capitulation à l'Appendice.

manières ouvertes, aisées et polies; elle avait le respect d'autrui et de soi-même. Elle avait surtout le culte de la famille; le colon ne visait qu'au bonheur des siens, et toute son ambition se bornait à couler sa vie au milieu d'eux le plus agréablement possible. Faire une fortune rapide et courir en jouir dans les plaisirs suspects des grandes villes d'Europe n'entrait pas dans ses calculs; l'argent que son industrie et son activité lui procuraient en abondance était libéralement dépensé sur sa propriété et pour son confort. I thésaurisait peu; chez le créole, la libéralité était même poussée jusqu'à la prodigalité. Le grand nombre d'entreprises qui se formaient à l'envi dans la florissante colonie, donnaient naissance à un tel mouvement d'affaires que, non seulement la misère, mais la pauvreté elle-même en était bannie. Tous les quartiers de l'ile, même les plus éloignés de la ville, même ceux qui furent par la suite et qui demeurent encore abandonnés, possédaient des plantations que faisaient valoir les propriétaires eux-mêmes entourés de leurs familles; la plaie de l'absentéisme était alors inconnue. Le séjour habituel de ces colons à la campagne les faisait désigner par le nom d'habitants de la campagne ou simplement d'habitants, en opposition à celui d'habitants de la ville, et leurs plantations par celui d'habitations; ces termes sont encore en usage dans le pays, bien que les propriétaires ne résident plus sur les biens de campagne. Ces habitants logeaient dans de vastes, mais modestes manoirs champêtres, généralement construits en bois et couverts en aissantes; toujours commodes et bien aérées, ces constructions étaient élevées sur un site.

pittoresque, le plus souvent au bord de l'eau, et protégées des vents par une grande abondance d'arbres fruitiers, au pied desquels le troupeau paissait l'herbe rase de la savane environnante (1).

Les mœurs, à la ville comme à la campagne, étaient honnêtes. Entraînés par les séductions de l'amour facile que procurait l'esclavage, les hommes, il est vrai, avaient en général une maitresse (2); mais le libertinage proprement dit, c'est-à-dire le besoin morbide de variété en amour, le recours constant à la nouveauté, était rare. Les femmes étaient pures; la fidélité à la foi conjugale était chez elles à toute épreuve. Les mariages étaient fréquents, à cause sans doute de la facilité avec laquelle se fondaient les établissements nécessaires à l'entretien des familles. Le spectacle si ordinaire aujourd'hui et si affligeant de la vieille fille ne se présentait jamais; la jeune fille à peine nubile était recherchée et épousée sans dot. Bonnes, douces, d'une gaîté franche et expansive, d'un commerce facile et engageant, les dames créoles étaient toujours entourées de visiteurs qu'elles accueillaient avec cordialité, et qu'elles aimaient à retenir et à héberger le plus longtemps possible. A la ville comme à la campagne, toutes les maisons étaient munies de chambres garnies à l'usage des visiteurs étrangers. Ceux de ces étrangers qui arrivaient dans l'ile pour s'y établir étaient particulièrement entourés et honorés; ils pouvaient compter sur

(1) Tradition de famille.

(2) Les gouverneurs en donnaient l'exemple; le dernier gouverneur espagnol, et le premier gouverneur anglais, tous deux célibataires, il est vrai, ont eu des enfants de couleur,

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