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CHAPITRE V.

Des Lettres considérées comme Caractères.

Nous n'avons pas pu, jusques ici, parler des Lettres, que nous ne les ayons marquées par leur caractères ; mais néanmoins nous ne les avons pas considérées comme caractères, c'est-à-dire, selon le rapport que ces caractères ont aux sons.

Nous avons déjà dit que les sons ont été pris par les hommes, pour être les signes des pensées, et qu'ils ont aussi inventé certaines figures pour être les signes de ces sons. Mais quoique ces figures ou caractères, selon leur première institution, ne signifient immédiatement que les sons, néanmoins les hommes portent souvent leurs pensées des caractères à la chose même signifiée par les sons: ce qui fait que les caractères peuvent être considérés en ces deux manières, ou comme signifiant simplement le son, ou comme nous aidant à concevoir

ce que le son signifie.

En les considérant en la première manière, il aurait fallu observer quatre choses pour les mettre en leur perfection :

1. Que toute figure marquât quelque son, c'est-à.dire, qu'on n'écrivit rien qui ne se prononçât;

2. Que tout son fût marqué par une figure, c'est-àdire, qu'on ne prononçàt rien qui ne fût écrit ;

3. Que chaque figure ne marquât qu'un son, ou simple ou double: car ce n'est pas contre la perfection

de l'écriture qu'il y ait des lettres doubles, puisqu'elles la facilitent en l'abrégeant;

4. Qu'un même son ne fût point marqué par diffé– rentes figures.

Mais considérant les caractères en la seconde manière, c'est-à-dire, comme nous aidant à concevoir ce que le son signifie, il arrive quelquefois qu'il nous est avantageux que ces règles ne soient pas toujours observées, au moins la première et la dernière.

Car il arrive souvent, surtout dans les langues dérivées d'autres langues, qu'il y a de certaines lettres qui ne se prononcent point, et qui ainsi sont inutiles quant au son, lesquelles ne laissent pas de nous servir pour l'intelligence de ce que les mots signifient. Par exemple, dans les mots de champs et chants, le pet let ne se prononcent point, qui néanmoins sont utiles pour la signification, parce que nous apprenons de là, que le premier vient du latin campi, et le second du latin cantus.

Dans l'hébreu même, il y a des mots qui ne sont différents que parce que l'un finit par un aleph, et l'autre par un he, qui ne se prononcent point comme NT qui signifie craindre; et 7 qui signifie jeter.

Et de là on voit que ceux qui se plaignent tant de ce qu'on écrit autrement qu'on ne prononce, n'ont pas toujours grande raison, et que ce qu'ils appellent abus, n'est pas quelquefois sans utilité.

La différence des grandes et des petites lettres semble aussi contraire à la quatrième règle, qui est qu'un même son fut toujours marqué par la même figure. Et en effet cela serait tout-à-fait inutile, si l'on ne considérait les caractères que pour marquer les sons, puisqu'une grande et une petite lettre n'ont que le mème son. D'où vient que les anciens n'avaient pas cette dif

férence, comme les Hébreux ne l'ont point encore, et que plusieurs croient que les Grecs et les Romains ont été longtemps à n'écrire qu'en lettres capitales. Néanmoins cette distinction est fort utile pour commencer les périodes, et pour distinguer les noms propres d'avec les autres.

Il y a aussi, dans une même langue, différentes sortes d'écritures, comme le romain et l'italique dans l'impression du latin et de plusieurs langues vulgaires; qui peuvent être utilément employées pour le sens, em distinguant ou de certains mots, ou de certains discours, quoique cela ne change rien dans la prononciation.

Voilà ce qu'on peut apporter pour excuser la diver→ sité qui se trouve entre la prononciation et l'écriture; mais cela n'empêche pas qu'il n'y en ait plusieurs qui se sont faites sans raison, et par la seule corruption qui s'est glissée dans les langues. Car c'est un abus d'avoir donné, par exemple, au e la prononciation de I's, avant l'e et l'i; d'avoir prononcé autrement le g devant ces deux mêmes voyelles, que devant les autres ; d'avoir adouci l's entre deux voyelles ; d'avoir donné aussi au t le son de l's avant l'i suivi d'une autre voyelle, comme gratia, actio, action. On peut voir ce qui a été dit dans le traité des lettres, qui est dans la Nouvelle Methode latine.

Quelques-uns se sont imaginé qu'ils pourraient cop riger ce défaut dans les langues vulgaires, en inventant de nouveaux caractères, comme a fait Ramus dans sa Grammaire pour la langue française, retranchant tous ceux qui ne se prononcent point, en écrivant chaque son par la lettre à qui cette prononciation est propre, comme en mettant une s, au lieu du c, devant l'e et l'i. Mais ils devaient considérer qu'outre que cela serait souvent désavantageux aux langues vulgaires, pour les

raisons que nous avons dites, ils tentaient une chose impossible car il ne faut pas s'imaginer qu'il soit facile de faire changer à toute une nation tant de caractères auxquels elle est accoutumée depuis longtemps, puisque l'empereur Claude ne put pas même venir à bout d'en introduire un qu'il voulait mettre en usage.

Tout ce que l'on pourrait faire de plus raisonnable, serait de retrancher les lettres qui ne servent de rien ni à la prononciation, ni au sens, ni à l'analogie des langues, comme on a déjà commencé de faire; et, conservant celles qui sont utiles, y mettre de petites marques qui fissent voir qu'elles ne se prononcent point, ou qui fissent connaître les diverses prononciations d'une même lettre. Un point au-dedans ou au-dessous de la lettre, pourrait servir pour le premier usage, comme temps. Le c a déjà sa cédille, dont on pourrait se servir devant l'e et devant l'i, aussi bien que devant les autres voyelles. Le g dont la queue ne serait pas toute fermée, pourrait marquer le son qu'il a devant le et devant l'i. Ce qui ne soit dit que pour exemple.

REMARQUES.

Messieurs de Port-Royal, après avoir exposé dans ce chapitre les meilleurs principes typographiques, ne sont arrêtés que par le scrupule sur les étymologies; mais ils proposent du moins un correctif qui fait voir que les caractères superflus devraient être ou supprimés, ou distingués. Il est vrai qu'on ajoute aussitôt : Ce qui ne soit dit que pour exemple. Il semble qu'on ne puisse proposer la vérité qu'avec timidité et réserve.

On est étonné de trouver à la fois tant de raison et de préjugés. Celui des étymologies est bien fort, puisqu'il fait regarder comme un avantage ce qui est un véritable défaut; car enfin les caractères n'ont été inventés que pour représenter les sons. C'était l'usage qu'en faisaient nos anciens :

quand le respect pour eux nous fait croire que nous les imitons, nous faisons précisément le contraire de ce qu'ils faisaient. Ils peignaient leurs sons: si un mot eût alors été composé d'autres sons qu'il ne l'était, ils auraient employé d'autres caractères. Ne conservons donc pas les mêmes pour des sons qui sont devenus différents. Si l'on emploie quelquefois les mêmes sons dans la langue parlée, pour exprimer des idées différentes, le sens et la suite des mots suffisent pour ôter l'équivoque des homonymes. L'intelligence ne ferait-elle pas pour la langue écrite ce qu'elle fait pour la langue parlée? par exemple, si l'on écrivait champ de campus, comme chant de cantus, en confondrait-on plutôt la signification dans un écrit que dans le discours? L'esprit serait-il là-dessus en défaut? N'avons-nous pas même des homonymes dont l'orthographe est pareille? cependant on n'en confond pas le sens : tels sont les mots son, sonus; son, furfur; son, suus, et plusieurs

autres.

L'usage, dit-on, est le maître de la langue; ainsi il doit décider également de la parole et de l'écriture. Je ferai ici une distinction. Dans les choses purement arbitraires, on doit suivre l'usage, qui équivaut alors à la raison : ainsi l'usage est le maître de la langue parlée. Il peut se faire que ce qui s'appelle aujourd'hui un livre, s'appelle dans la suite un arbre; que vert signifie un jour la couleur rouge, et rouge la couleur verte, parce qu'il n'y a rien dans la nature ni dans la raison qui détermine un objet à être désigné par un son plutôt que par un autre : l'usage qui varie là-dessus n'est point vicieux, puisqu'il n'est point inconséquent, quoiqu'il soit inconstant. Mais il n'en est pas ainsi de l'écriture: tant qu'une convention subsiste, elle doit s'observer. L'usage doit être conséquent dans l'emploi d'un signe dont l'établissement était arbitraire il est inconséquent et en contradiction, quand il donne à des caractères assemblés une valeur différente de celle qu'il leur a donnée et qu'il leur conserve dans leur dénomination; à moins que ce ne soit une combinaison nécessaire de caractères, pour en représenter un dont on manque. Par exemple, on unit un e et un u pour exprimer le son eu dans feu; un o et un u pour rendre le son ou dans cou. Ces

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