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l'endroit où son frère était embusqué. La voix du chien se fait entendre. Il regarde. Il aperçoit la tête et le fusil de son frère. Il crie : « C'est moi, c'est ton frère, ne tire pas. « L'anthropophage tire. Saint-Pierre le poursuit. Désespérant de l'atteindre, il lui lâche son coup de fusil et le tue. Cela fait, il revient à la cabane. Sa femme, en l'apercevant, lui crie: « Et mon frère?—Ton frère, lui dit Saint-Pierre, était anthropophage. Il m'a tiré, il m'a manqué. Je l'ai poursuivi, je l'ai tiré ; je l'ai tué.>> Sa femme lui répondit : «Donne-moi à manger. >>

Un prisonnier sauvage est adopté dans une cabane. On s'aperçoit qu'il est estropié d'une main. On lui dit : « Tu vois bien que tu nous es inutile; tu ne peux nous servir ni nous défendre. - Il est vrai. Il faut

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que tu sois mangé. - Il est vrai.. Mais nous t'avons adopté, et nous espérons que tu mourras bravement. -Vous pouvez y compter.»

Cet enthousiasme qui aliène l'homme de lui-même, et qui le rend impassible, rare parmi nous, est commun chez le sauvage.

L'homme sauvage est-il plus ou moins heureux que l'homme policé? Peut-être n'est-il pas donné à l'homme d'étendre ou de restreindre la sphère de son bonheur ou de son malheur. Quoi qu'il en soit, si l'on considère l'homme comme une machine que la peine et le plaisir détruisent alternativement, il est un terme de comparaison entre l'homme sauvage et l'homme policé, c'est la durée. La vie moyenne de l'homme sauvage est-elle plus ou moins longue que celle de l'homme policé? La vie la plus fatiguée est la plus misérable et la plus courte, quelles que soient les causes qui l'abrègent. Or,

je crois que la vie moyenne de l'homme policé est plus longue que celle de l'homme sauvage.

RÊVERIES A L'OCCASION DE LA RÉVOLUTION
DE SUÈDE EN 1772'.

Une nation pauvre est presque nécessairement belliqueuse. Sa pauvreté, dont le fardeau l'importune sans cesse, lui inspire tôt ou tard le désir de s'en délivrer; et ce désir devient avec le temps l'esprit général de la nation et le ressort du gouvernement. La Suède est un pays pauvre.

Ce caractère belliqueux se fortifie, ou s'affaiblit par la position géographique. Il s'affaiblit, si la nation peut s'étayer de la protection, de l'alliance et des secours des puissances voisines. Il se fortifie, si cette ressource lui manque, si, continuellement pressée par des voisins ennemis, son existence et sa sécurité sont précaires. Alors elle est contrainte d'avoir toujours les armes à la main. La Suède est menacée depuis des siècles par le Danemarck et la Russie, et la menace des Russes est devenue, depuis le czar Pierre Ier, de plus en plus redoutable.

Pour que le gouvernement d'un pays, tel que celui que je peins, passe rapidement de l'état d'une monar

1. Ce morceau si remarquable offrait des applications trop frappantes pour ne pas être supprimé en 1813. Le nom de l'auteur n'est pas indiqué, et la note, un peu sévère, de Grimm prouve suffisamment que ces Réveries ne sont point de son ami Diderot. Mais, de quelque part qu'elles lui soient venues, on ne pourra s'empêcher d'y reconnaitre un penseur profond et judicieux.

chie tempérée à l'état du despotisme le plus illimité, il ne lui faut que quelques souverains de suite heureux à la guerre. Le maître, Le maître, fier de ses triomphes, se croit tout permis, ne connaît plus de loi que sa volonté; et ses soldats qu'il a conduits tant de fois à la victoire, prêts à le servir envers et contre tous, deviennent par leur dévouement la terreur de leurs concitoyens et les vrais fabricateurs des chaînes de leur pays. Les peuples, de leur côté, n'osent refuser leurs bras à ces chaînes, qui leur sont présentées par celui qui joint à l'autorité de son rang celle qu'il tient de la reconnaissance et de l'admiration dues à ses succès. C'est l'histoire de la Suède que je fais.

Le joug imposé par le monarque guerrier et victorieux pèse sans doute, mais on n'ose le secouer. Il s'appesantit sous des successeurs qui n'ont pas le même droit à la patience de leurs sujets. Il ne faut alors qu'un grand revers pour abandonner le despote à la merci de son peuple. Alors ce peuple, indigné de sa longue souffrance, ne manque guère de profiter du moment de disgrace de la fortune pour rentrer dans ses droits. Mais, comme il n'a ni vues, ni projets, il passe en un clin d'œil de l'esclavage à l'anarchie. Au milieu de ce tumulte général on n'entend qu'un cri, c'est liberté ! Mais comment s'assurer ce bien précieux? On l'ignore; et voilà la nation divisée en diverses factions mues par différens intérêts. Tel a été le sort de la Suède.

Entre ces factions, s'il en est une qui désespère de prévaloir, elle se détache, elle oublie le bien général; et, plus jalouse de nuire aux factions opposées que de servir la patrie, elle se range autour du souverain. A

l'instant il n'y a plus que deux partis dans l'État, distingués par deux noms qui, quels qu'ils soient, ne signifient jamais que royalistes et anti-royalistes. C'est alors le moment des grandes secousses; c'est le moment des complots; c'est le moment ou du triomphe, ou de la ruine entière de l'autorité souveraine. Ces principes sont généraux; mais l'application en est facile à la Suède.

Quel est alors le rôle des puissances voisines? Tel qu'il a toujours été dans tous les temps et dans toutes les contrées. C'est de semer des ombrages entre les sujets et le maître ; c'est de soutenir les peuples, troupeau toujours désuni, dout elles n'ont rien à redouter tant qu'il n'aura point de chef; c'est d'irriter les antiroyalistes; c'est de leur suggérer tous les moyens d'abaisser, d'avilir, d'anéantir la souveraineté, c'est de corrompre ceux mêmes qui se sont rangés autour du trône; c'est de faire adopter quelque forme d'administration également nuisible et à tout le corps national qu'elle perd sous prétexte de travailler à sa liberté, et au souverain dont elle réduit les prérogatives à rien. Le roi de Suède n'avait pas seulement le choix des personnes de son service, il n'avait pas même le pouvoir de renvoyer un officier subalterne de sa maison.

Alors le monarque trouve autant d'autorités opposées à la sienne qu'il y a d'ordres différens dans l'État. Alors sa volonté n'est rien sans le concours de ces différentes volontés. Alors il faut qu'il assemble, qu'il propose, qu'on délibère sur la chose de la moindre importance. Alors on lui donne des tuteurs, comme à un pupille imbécile; et ces tuteurs sont toujours des hommes sur la malveillance desquels il peut compter.

Un roi de Suède ne pouvait rien sans la participation

du sénat.

Quel est alors l'état de la nation? Qu'a produit l'influence des puissances étrangères? Elle a tout confondu, tout bouleversé, tout séduit par son argent et par ses menées. A l'origine des divisions, le sang des bons et des mauvais citoyens avait été également versé, parce que c'était un moyen d'exercer toutes sortes de haines particulières; dans la suite, il faut n'être rien, ou se vendre à l'étranger. On se vend donc. Il n'y a plus qu'un parti; c'est le parti de l'étranger. Il n'y a plus que des factieux hypocrites. Le royalisme est une hypocrisie, l'anti-royalisme en est une autre ; ce sont deux marques diverses de l'ambition et de la cupidité. La nation n'est plus qu'un amas d'ames dégradées et vénales. Presque sûr de toutes les voix, il n'y a point de projets, si extravagans qu'ils soient, que l'étranger n'ose proposer, et qu'il ne puisse se promettre de faire adopter. On a dit aux Suédois, démolissez vos fortifications, et ils ont été sur le point de le faire.

Alors cette noblesse, qui avait su conserver dans une chaumière et sous ses haillons une fierté qu'elle avait tètée avec le lait, tombe dans le dernier degré d'avilissement; elle ne sent plus. Les ordres inférieurs partagent cette corruption. Si un député à la diète se présente à la table d'un ambassadeur étranger, et qu'il n'y ait plus de place pour lui, on le tire dans une embrasure de fenêtre, on lui met un petit écu dans la main, et il va chercher son dîner à la taverne. On dit que cela s'est vu quelquefois à Stockholm.

Le sort d'une nation réduite à cette extrémité de

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