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Je trouve la Grammaire de M. Restaut d'une longueur raisonnable aussi mon dessein n'est pas de l'engager à l'augmenter. Qu'il retranche les raisonnements prolixes et faibles qu'il fait, pour prouver que faisant doit s'écrire par un e muet, et pour justifier des phrases contraires à l'analogie, dans lesquelles il prétend mal à propos que un est tantôt distinctif et tantôt énumératif; qu'il supprime plusieurs autres observations dont je démontre la fausseté ou la superfluité, et il lui restera de la place pour suppléer dans son livre, sans l'allonger, les choses essentielles qui y manquent.

Dans la Préface, qui réunit en elle seule tout le précis des Avertissements sur les cinq premières éditions, le même M. Restaut assure, pour la sixième fois, que, « chez les Romains, l'étude du latin précédait toujours l'étude des autres sciences qu'ils faisaient apprendre à leurs enfants. »

Cependant, au rapport de Suétone (1), Cicéron, jusqu'à la préture, fit toujours ses déclamations en grec: Cicero ad præturam usque græcè declamavit.

D'ailleurs, du temps de Quintilien (2), on commençait par apprendre le grec aux enfants; l'étude du latin suivait de près, et bientôt on faisait marcher ces deux études d'un pas égal: A sermone græco puerum incipere malo, non longè latina subsequi debent (studia), et citò pariter ire.

Outre ces deux passages cités dans le Traité des études (3), on ne sera peut-être pas fâché de lire ici une lettre qui revient au sujet présent. M. Rollin me l'adressa à Pontoise, où j'étais régent du collége, en réponse à un avis que je lui demandais sur la manière de gouverner ma classe et d'en régler les exercices. Dès le mois d'août 1739, j'en avais fait soutenir un sur les principes généraux et raisonnés du grec, du latin et du français, appliqués à des fables choisies d'Esope, de Phèdre et de La Fontaine. Cet exercice, soutenu en présence de M. le prince de Turenne, accompagné de son gouverneur, feu M. le chevalier de Ramsay, eut un succès qui m'encouragea à en entreprendre un de la même espèce, sur quelques éclogues de Théocrite, de Virgile, de Ségrais, de Fontenelle et de Gresset. Des difficultés que l'on me fit à cette occasion, furent cause que je consultai M. Rollin, qui me répondit de la manière suivante :

(1) De Claris Rhet., no 1.
(2) Instit., livre I, chap. II.
(3) Tome I, pages 4 et 154.

MONSIEUR,

De Paris, le 19 juin 1741.

« Je ne suis pas étonné que vous trouviez de l'opposition à la coutume que vous voulez introduire, d'apprendre à vos écoliers la langue française par principes, comme on leur apprend la latine et la grecque c'est l'effet de toutes les nouveautés, contre lesquelles on est en garde, et dont on se défie. Le temps, l'habitude et surtout le succès de vos exercices, feront changer de sentiment à ceux qui pensent autrement que vous. Ils reconnaîtront que rien n'est plus raisonnable que de ne pas négliger absolument sa propre langue, pendant que l'on accorde tout le temps de la jeunesse à l'étude du grec et du latin. L'exemple des Romains, nation très sage, qui faisaient marcher d'un pas égal la langue grecque et la langue latine, et cultivaient avec le même soin l'une et l'autre, leur montrera que l'on ne peut pas, avec justice, blâmer votre conduite, qui a de si bons garants, et qui est, ce me semble, tout-àfait conforme au bon sens et à la droite raison. On craint peutêtre que cette nouvelle étude n'emporte trop de temps, et ne nuise à celle de la langue latine; mais je suis persuadé, monsieur, que vous êtes attentif à éviter cet inconvénient. J'espère que l'exercice dont vous m'avez tracé le plan dans votre lettre, aùra beaucoup de succès, et contribuera à faire goûter la nouvelle méthode que vous voulez introduire. La douceur et la modération avec laquelle vous parlerez de ceux qui y paraîtront le plus opposés, les fera revenir peu à peu à votre sentiment. Je souhaite que Dieu répande de plus en plus sa bénédiction sur les soins que vous donnez à l'éducation de la jeunesse, et je vous prie d'être bien persuadé de l'estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. >>

La Grammaire, selon le même M. Rollin (1), était infiniment plus estimée, et cultivée avec beaucoup plus de soin chez les Grecs et chez les Romains, que parmi nous, où elle est presque généralement négligée. « Cette différence de sentiments et de conduite sur ce point, vient de ce que ces deux nations donnaient un temps considérable et une application particulière à l'étude de leur propre langue, au lieu qu'il est très rare que nous apprenions la nôtre par principes; ce qui est certainement un grand défaut dans la manière dont nous instruisons ordinairement les jeunes gens. » Il faut lire à ce sujet, la Préface du dernier ouvrage qu'a donné,

(1) Histoire ancienne, tome XI, partie II, page 578.

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sous le titre de Mécanique des langues (1), le sage auteur du Spectacle de la nature: on y verra « qu'il était ordinaire aux Romains de débuter, dans l'éducation de leurs enfants, par le grec, de ne mettre le latin qu'en second, ou de faire marcher les deux langues de compagnie. L'amour de M. Pluche, pour les belles-lettres, lui a fait imaginer des moyens pour adoucir les sécheresses de l'instruction, et pour hater les fruits de l'étude. Ce nouveau système, développé avec tant de justesse et de goût, a beaucoup d'af. finité avec celui de M. Du Marsais, à ce qu'il me semble, et leurs idées sur la construction et sur l'inversion, quoique différentes en apparence, peuvent au fond se concilier aisément. Les maîtres qui ont assez d'intelligence et de zèle pour abandonner les anciens préjugės, saisiront sans peine un juste milieu entre la mécanique de l'un et la métaphysique de l'autre (2). Ce n'est pas une simple routine ou de vaines spéculations que ces deux auteurs proposent, c'est une pratique éprouvée de part et d'autre, et une imitation raisonnée de la manière dont on apprend les langues vivantes.

Je ne dirai pas la même chose de la Théorie nouvelle de la pœrole, par M. Le Blanc (3). Que penser de l'auteur qui « assure qu'il a levé toutes les difficultés, qu'il a débarrassé le système des langues de tout le fatras grammatical; 'qu'avec ce qu'il a posé de principes, il régulariserait le langage des Américains les plus barbares, même celui des animaux, depuis le rugissement du lion jusqu'au bourdonnement des mouches, s'il pouvait le comprendre? L'instinct, dit-il, n'a point suggéré et l'industrie n'inventera pas d'autres moyens pour faire plier la parole au gré des pensées. Aux inspirations obscures de l'instinct, ajoute-t-il, j'ai substitué le flambeau de l'evidence. J'en atteste les Grammairiens, continue-t-il; qu'ils reposent un moment leurs regards sur les profondeurs où je me suis enfoncé : y règne-il encore la moindre obscurite? Après de si heureux efforts, je ne dis pas qu'un jour on ne me vienne chercher du fond des Indes, ni qu'on me relègue avec mon ouvrage, de colonie en colonie, pour aller, nouveau législateur, appliquer mes maximes aux langues de ce pays-là ; mais je cède d'avance cette gloire à mes censeurs, et donne au monde toute permission de parler à sa fantaisie. »

On ne comprend pas pourquoi M. Le Blanc et M. l'abbé Girard

(1) Page 10, édition de 1751.

(2) Voyez les Réflexions sur la Syntaxe.

(3) Page 148, édition de 1750.

se sont donné la peine d'inventer de nouvelles dénominations, qui, loin d'être ou plus claires ou plus expressives que les anciennes, sont au contraire presque toutes plus propres à confondre les idées, qu'à les distinguer. On ne comprend pas pourquoi ils s'efforcent continuellement d'égayer leur matière par un style figuré et un ton plaisant, qui approchent beaucoup de l'affecté et du précieux.

« La Grammaire n'est qu'un recueil d'observations sur le langage, dit M. Rollin (1); mais c'est un travail fort important, et même absolument nécessaire pour fixer les règles d'une langue, pour les réduire en une méthode aisée qui en facilite l'étude, pour éclaircir les doutes et les difficultés, pour faire connaître et écar→ ter les usages vicieux, et pour la conduire, par des réflexions sensées et judicieuses, à toute la beauté dont elle est susceptible. »

Voici une réflexion sensée et judicieuse, qui mérite d'avoir place ici: « Il y a dans les vieux auteurs français, dit le même M. Rollin (2), d'excellents mots, qui, par je ne sais quelle bizarrerie, n'ont pas été adoptés des modernes. Parmi ces mots, les uns sont clairs, simples, naturels; les autres, pleins de force et d'énergie. J'ai toujours souhaité, ajoute-t-il, qu'une main habile fît un petit recueil de ces mots, c'est-à-dire, de ce qui nous manque, et de ce que nous pouvons acquérir, pour nous montrer le tort que nous avons de négliger ainsi le progrès et l'avancement de notre langue, et pour piquer la stupide indolence où nous demeurons à ce sujet; car si la langue française, riche d'ailleurs et opulente, éprouve en certaines occasions une sorte de disette et de pauvreté, c'est à notre fausse délicatesse que nous devons imputer ce défaut. Pourquoi ne pas l'enrichir peu à peu de nouvelles expressions excellentes, que nos anciens auteurs ou que les peuples voisins même nous fourniraient, comme nous voyons que les Anglais le pratiquent si utilement? Je sais bien qu'il faut être, sur cet article, fort discret et fort réservé; mais il ne faut pas aussi pousser la discrétion jusqu'à une timide pusillanimité. »

Le dictionnaire de l'Académie française peut fournir de grands secours pour suppléer au recueil que M. Rollin désire, et pour contenir les amateurs du progrès de notre langue, dans la discrétion et la réserve précise qui convient.

(1) Histoire ancienne, tome XI, partie II.. (2) Ibid.

Selon l'auteur des Jugements sur quelques ouvrages nouveaux (1), nous n'avons pas une seule Grammaire où il n'y ait des erreurs étonnantes ; et à l'occasion de celle de M. Restaut, il en finit l'extrait par une réflexion qui ne vaut pas les précédentes (2).

«En lisant nos Grammaires, il est fâcheux, dit ce fameux critique, de sentir, malgré soi, diminuer son estime pour la langue française, où l'on ne voit presque aucune analogie, où tout est bizarre, pour l'expression comme pour la prononciation, et sans cause; où l'on n'aperçoit ni principes, ni règles, ni uniformité; où enfin tout paraît avoir été dicté par un capricieux génie. En vérité, tout son mérite bien apprécié, consiste dans l'usage qu'en ont fait une foule de savants et de beaux esprits, dans leurs excellents ouvrages: c'est d'eux seuls qu'elle tire toute sa gloire. »

« Quand un livre, de quelque espèce qu'on le suppose, et en quelque langue qu'il soit écrit, ne plaît pas au public, c'est la faute de l'écrivain, et non pas de la langue. Qu'on lise sans prévention le texte de la Grammaire générale et raisonnée, (éclairci par les Rėflexions que nous avons tirées des meilleurs ouvrages en ce genre), et on reconnaîtra que notre langue, outre les principes généraux qui lui sont communs avec les autres langues, a ses principes particuliers, dont l'uniformité sensible ne saurait être l'effet ni du caprice, ni du hazard, ni de la routine, dit fort bien M. l'abbé d'Olivet (3). D

Cette réflexion de l'auteur des Jugements est trop hardie, ce me semble, pour être prise en bonne part: « d'où la langue grecque et la langue latine tirent-elles toute leur gloire? tout leur mérite, bien apprécié, ne consiste que dans l'usage qu'en on fait une foule de savants et de beaux esprits, dans leurs excellents ouvrages. Plus on approfondit le génie de'notre langue, plus on trouve qu'elle est susceptible de cette harmonieuse uniformité et de cette judicieuse variété, qui font connaître qu'elle se gouverne, non selon les lois d'un usage arbitraire et aveugle, mais selon les lois d'un usage qui est l'effet d'une métaphysique subtile, dont les principes sont ignorés de la plupart des hommes, et cependant rẻpandus dans tous les esprits. »

Je suis porté à croire que la métaphysique influe toujours sur les usages particuliers, comme sur les usages généraux des langues,

(1) Tome I, page 336.

(2) Tome IX, page 73, etc.

(3) Prosodie française, page 71.

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