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d'une langue servent à exprimer ou les objets de nos pensées ou les modes de nos pensées, et qu'en conséquence il eût partagé les mots en objectifs et en modificatifs, ce système eût été le même que celui de Port-Royal, avec cette différence pourtant que Port-Royal considère le nom comme signifiant l'objet, et le verbe comme signifiant le mode de notre pensée, au lieu que le P. Buffier confond le nom et le verbe dans une seule et même classe distinguée des modificatifs. D'ailleurs les noms et les verbes pouvant devenir eux-mêmes des modificatifs, la dernière des trois espèces comprend nécessairement les deux autres. Ainsi ce jésuite ne paraît pas avoir rencontré juste, en appliquant (1) à la pratique les principes qui, de son aveu, ont été ingénieusement exposés et réduits à des notions plus exactes qu'à l'ordinaire, dans la Grammaire gènérale et raisonnée.

<<< En toute langue, en toute construction, dit M. Du Marsais (2), il y a une justesse à observer dans l'emploi que l'on fait des signes destinés par l'usage pour marquer non seulement les objets de nos idées, mais encore les différentes vues sous lesquelles l'esprit considère ces objets. L'article, les prépositions, les conjonctions, les verbes avec leurs différentes inflexions, enfin tous les mots qui ne marquent point des choses, n'ont d'autre destination que de faire connaître ces différentes vues de l'esprit, ou, comme dit la Grammaire raisonnée, les divers regards de notre esprit sur les choses (3). »

Du nombre des mots qui signifient les objets de nos pensées, M. Du Marsais a rayé l'article et la préposition, qui ne marquent point des choses, et il les a transférés au rang des mots qui signifient les manières de nos pensées, ou les différentes vues de notre esprit. C'est un habile maître, qui, en adoptant le système, y a suppléé par toutes les corrections dont il l'a cru susceptible, pour en faire la pierre angulaire de son

(1) No 8.

(2) Voyez le mot article dans l'Encyclopédie.

(3) L'abbé Fromant donne ici une fausse interprétation à ce passage de la Grammaire générale, qu'il altère en le citant: Concevoir n'est autre chose qu'une simple vue de notre esprit sur les choses. Voyez page 46 de cette édition. (Note de l'Editeur.)

nouvel édifice grammatical; mais il aurait dû citer les auteurs, et ne pas s'emparer d'une si belle portion de leur bien sans avouer qu'il la tenait d'eux. M. Duclos, qui n'avait fait d'abord aucune remarque sur ce chapitre, a mis l'équivalent de la présente réflexion au bas du texte : elle échappera moins au lecteur.

M. Restaut aurait dû approfondir et se rendre propre ce point essentiel, ce principe fondamental, sur quoi roule toute la métaphysique des langues : ses définitions seraient plus exactes, et sa Grammaire serait beaucoup plus propre à former la raison des jeunes gens; ce qui paraît être un des prin- 1 cipaux buts de cet estimable auteur.

Dans les Vrais principes de la langue française, M. l'abbé Girard met une distinction si marquée entre l'idée objective des mots, et l'idée modificative de leur emploi, qu'il est étonnant qu'il n'ait pas saisi et relevé ce beau principe de l'objet et du mode de nos pensées. Il y a dans le livre de cet académicien quantité de réflexions utiles, ingénieuses, originales; mais il y a bien du faux dans les principes qu'il a donnés pour vrais, et bien du vrai dans les principes de Port-Royal qu'il s'est efforcé de réfuter comme faux.

CHAPITRES II, III ET IV.

Des noms Substantifs et Adjectifs. Des noms Propres, et des noms Appellatifs ou Généraux.

Du nombre Singulier et du nombre Pluriel.

Ce que M. Du Marsais dit de l'abstraction à la fin de son excellent livre des Tropes, et surtout dans l'Encyclopédie, paraît bien propre à éclaircir ce qui est dit de la nature des noms dans la Grammaire générale et raisonnée. On en jugera par l'extrait suivant :

« L'abstraction est une opération de l'esprit, par laquelle, à

l'occasion des impressions sensibles des objets extérieurs, ou à l'occasion de quelque affection intérieure, nous nous formons par réflexion un concept singulier, que nous détachons de tout ce qui peut nous avoir donné lieu de le former: nous le regardons à part, comme s'il y avait quelque objet réel qui répondît à ce concept, indépendamment de notre manière de penser. Et parce que nous ne pouvons faire connaître aux hommes notre pensée autrement que par la parole, cette nécessité, et l'usage où nous sommes de donner des noms aux objets réels, nous ont portés à en donner aussi aux objets métaphysiques dont nous parlons; et ces noms n'ont pas peu contribué à nous faire distinguer ces concepts. Par exemple, le sentiment uniforme que tous les objets blancs excitent en nous, nous a fait donner le même nom qualificatif à chacun de ces objets : nous disons de chacun d'eux en particulier qu'il est blanc; ensuite, pour marquer le point selon lequel tous ces objets se ressemblent, nous avons inventé le mot blancheur. Or, il y a en effet des objets tels, que nous appelons blancs; mais il n'y a pas hors de nous-mêmes un objet qui soit la blancheur. Ainsi la blancheur n'est qu'un terme abstrait c'est le produit de notre réflexion à l'occasion de l'uniformité des impressions différentes par leur cause particulière, et uniformes par leur espèce. »

« On a commencé par faire des observations sur l'usage, le service ou l'emploi des mots; ensuite on a inventé le mot de Grammaire. Ainsi Grammaire est comme le centre ou point de réunion auquel on rapporte les différentes observations que l'on a faites sur l'emploi des mots. Mais Grammaire n'est qu'un terme abstrait; c'est un nom métaphysique et d'imitation: il n'y a pas hors de nous un être réel qui soit la Grammaire, il n'y a que des grammairiens qui observent. Il en est de même de tous les noms de sciences et d'arts, aussi bien que des noms des différentes parties de ces sciences et de ces arts.

<<< Les noms des objets réels sont les premiers noms, les vrais noms: ce sont, pour ainsi dire, les aînés d'entre les noms; les autres, qui n'énoncent que des concepts de notre esprit, ne sont noms que par imitation, par adoption : ce sont les

noms de nos concepts métaphysiques. Ainsi les noms des objets réels, comme soleil, lune, terre, pourraient être appelés noms physiques, et les autres pourraient être appelés noms métaphysiques.

<«< Comme il n'y a en ce monde que des êtres réels, il n'a pas été possible que chacun de ces êtres eût un nom propre ; on a donné un nom commun à tous les individus qui se ressemblent. Ce nom commun est appelé nom d'espèce, parce qu'il convient à chaque individu d'une espèce. Homme est le nom commun ou d'espèce dans ces phrases: Pierre est homme, Paul est homme, Alexandre et César étaient hommes. En ce sens, le nom d'espèce n'est qu'un nom adjectif, comme beau, bon, vrai; et si on regarde l'homme sans en faire aucune application particulière, alors l'homme est pris dans un sens abstrait, et devient un individu spécifique; c'est par cette raison qu'il reçoit l'article: c'est ainsi qu'on dit, le beau, le bon, le vrai.

<< On ne s'en est pas tenu à ces noms simples, abstraits, spécifiques: d'homme on a fait humanité, de beau, beauté; ainsi des autres. >>

Les philosophes scholastiques ont appelé concrets les noms que M. Du Marsais appelle individus spécifiques, tels que l'homme, le beau, le vrai. « Ce mot concret vient du latin concretus, et signifie qui croît avec, composé de, formé de, parce que ces concrets sont formés des noms que les scholastiques appellent abstraits; tels sont, humanité, beauté, bonté, vérité: ils ont dit humanité, de là homme; de même ils ont dit beauté, et ensuite beau. Mais ce n'est pas ainsi que la nature nous instruit, elle ne nous montre d'abord que le physique. Nous avons commencé par voir des hommes avant que de comprendre et de nous former le terme abstrait humanité; nous avons été touchés du beau et du bon, avant que d'entendre et de faire les mots de beauté et de bonté; les hommes ont été pénétrés de la réalité des choses, et ont senti une persuasion intérieure, avant que d'introduire le mot vérité; ils ont voulu avant que de dire qu'ils avaient une volonté, etc. << Il ne faut pas confondre l'adjectif avec le nom substantif qui énonce une qualité, comme blancheur, étendue ; l'adjectif

qualifie un substantif; c'est le substantif même considéré comme étant tel : magistrat équitable. Ainsi l'adjectif n'existe dans le discours que relativement au substantif qui en est le support, et auquel il se rapporte par l'identité; au lieu que le substantif qui exprime une qualité, est un terme abstrait et métaphysique, qui énonce un concept particulier de l'esprit qui considère la qualité, indépendamment de toute application particulière, et comme si le mot était le nom d'un être réel, et subsistant par lui-même, tels sont: couleur, étendue, équité, etc. Ce sont des noms substantifs par imitation. >>

Le même M. Du Marsais, au mot adjectif, s'exprime ainsi : « Nous ne connaissons point les substances en elles-mêmes, nous ne les connaissons que par les impressions qu'elles font sur nos sens, et alors nous disons que les objets sont tels selon le sens que ces impressions affectent. Si ce sont les yeux qui sont affectés, nous disons que l'objet est coloré, qu'il est ou blanc ou noir, ou rouge ou bleu, etc. Si c'est le goût qui est affecté, le corps est doux ou amer, ou aigre ou fade, etc. Si c'est le tact, l'objet est ou rude ou poli, ou dur ou mou, ou gras ou sec, etc. Ainsi ces mots blanc, noir, rouge, bleu, doux, amer, aigre, fade, etc., sont autant de qualifications que nous donnons aux objets, et sont par conséquent autant de noms adjectifs ; et parce que ce sont les impressions que les objets physiques font sur nos sens, qui nous font donner à ces objets les qualifications dont nous venons de parler, nous appellerons ces sortes d'adjectifs, adjectifs physiques.

« Il y a outre cela les adjectifs métaphysiques, qui sont en très-grand nombre, et dont on pourrait faire autant de classes différentes qu'il y a de sortes de vues sous lesquelles l'esprit peut considérer les êtres physiques ou les êtres métaphysiques.

<< Comme nous sommes accoutumés à qualifier les êtres physiques en conséquence des impressions immédiates qu'ils font sur nous, nous qualifions aussi les êtres métaphysiques et abstraits en conséquence de quelques considérations de notre esprit à leur égard,

« Les adjectifs qui expriment ces sortes de vues ou considérations sont les adjectifs métaphysiques, ils désignent un rapport et non une qualité physique et permanente.

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