Imágenes de páginas
PDF
EPUB

voyelles eu et ou n'ayant point de caractères propres, la combinaison qui se fait de deux lettres ne forme alors qu'un seul signe. Mais on peut dire que l'usage est vicieux, lorsqu'il fait des combinaisons inutiles de lettres qui perdent leur son, pour exprimer des sons qui ont des caractères propres. On emploie, par exemple, pour exprimer le son è, les combinaisons ai, ei, oi, oient, dans les mots vrai, j'ai, peine, connoître, faisoient. Dans ce dernier mot, ai ne désignent qu'un e muet, et les cinq lettres oient un e ouvert grave. Nous avons cependant, avec le secours des accents, tous les e qui nous sont nécessaires, sans recourir à de fausses combinaisons. On peut donc entreprendre de corriger l'usage, du moins par degrés, et non pas en le heurtant de front, quoique la raison en eût le droit; mais la raison même s'en interdit l'exercice trop éclatant, parce qu'en matière d'usage, ce n'est que par des ménagements qu'on parvient au succès. Il faut plus d'égards que de mépris pour les préjugés qu'on veut guérir.

Le corps d'une nation seul droit sur la langue parlée, et les écrivains ont droit sur la langue écrite. Le peuple, disait Varron, n'est pas le maître de l'écriture comme de la parole.

En effet, les écrivains ont le droit, ou plutôt sont dans l'obligation de corriger ce qu'ils ont corrompu. C'est une vaine ostentation d'érudition qui a gâté l'orthographe : ce sont des savants et non pas des philosophes qui l'ont altérée; le peuple n'y a eu aucune part. L'orthographe des femmes, que les savants trouvent si ridicule, est à plusieurs égards moins déraisonnable que la leur. Quelques-unes veulent apprendre l'orthographe des savants; il vaudrait bien mieux que les savants adoptassent une partie de celle des femmes, en y corrigeant ce qu'une demi-éducation y a mis de défectueux, c'està-dire, de savant. Pour connaître qui doit décider d'un usage, il faut voir qui en est l'auteur.

C'est un peuple en corps qui fait une langue; c'est par le concours d'une infinité de besoins, d'idées, et de causes physiques et morales, variées et combinées durant une succession de siècles, sans qu'il soit possible de reconnaître l'époque des changements, des altérations ou des progrès. Souvent le ca

price décide, quelquefois c'est la métaphysique la plus subtile, qui échappe à la réflexion et à la connaissance de ceux mêmes qui en sont les auteurs. Un peuple est donc le maître absolu de la langue parlée, et c'est un empire qu'il exerce sans s'en apercevoir.

L'écriture (je parle de celle des sons) n'est pas née, comme le langage, par une progression lente et insensible; elle a été bien des siècles avant de naître; mais elle est née tout-àcoup, comme la lumière. Suivons sommairement l'ordre de nos connaissances en cette matière.

Les hommes ayant senti l'avantage de se communiquer leurs idées dans l'absence, n'imaginèrent rien de mieux que de tâcher de peindre les objets. Voilà, dit-on, l'origine de l'écriture figurative. Mais, outre qu'il n'est guèse vraisemblable que dans cette enfance de l'esprit, les arts fussent assez perfectionnés pour que l'on fût en état de peindre les objets au point de les faire bien reconnaître, quand même on se serait borné à peindre une partie pour un tout, on n'en aurait pas été plus avancé. Il est impossible de parler des objets les plus matériels, sans y joindre des idées qui ne sont pas susceptibles d'images, et qui n'ont d'existence que dans l'esprit; ne fût-ce que l'assertion ou la négation de ce qu'on voudrait assurer ou nier d'un sujet. Il fallut donc inventer des signes, qui, par un rapport d'institution, fussent attachés à ces idées. Telle fut l'écriture hiéroglyphique qu'on joignit à l'écriture figurative, si toutefois celle-ci a jamais pu exister qu'en projet, pour donner naissance à l'autre. On reconnut bientôt que, si les hiéroglyphes étaient de nécessité pour les idées intellectuelles, il était aussi simple et plus facile d'employer des signes de convention pour désigner les objets matériels; et quand il y aurait eu quelque rapport de figure entre le caractère hiéroglyphique et l'objet dont il était le signe, il ne pouvait pas être considéré comme figuratif. Par exemple, il n'y a pas un caractère astronomique qui pût réveiller par lui-même l'idée de l'objet dont il porte le nom, quoiqu'on ait affecté dans quelques-uns un peu d'imitation. Ce sont de purs hiéroglyphes.

L'écriture hiéroglyphique se trouva établie, mais sûre

ment fort bornée dans son usage, et à portée d'un trèspetit nombre d'hommes. Chaque jour le besoin de communiquer une idée nouvelle, ou un nouveau rapport d'idée, faisait convenir d'un signe nouveau : c'était un art qui n'avait point de bornes; et il a fallu une longue suite de siècles, avant qu'on fût en état de se communiquer les idées les plus usuelles. Telle est aujourd'hui l'écriture des Chinois qui répond aux idées et non pas aux sons; tels sont parmi nous les signes algébriques et les chiffres arabes.

L'écriture était dans cet état, et n'avait pas le moindre rapport avec l'écriture actuelle, lorsqu'un génie heureux et profond sentit que le discours, quelque varié et quelque étendu qu'il puisse être pour les idées, n'est pourtant composé que d'un assez petit nombre de sons, et qu'il ne s'agissait que de leur donner à chacun un caractère représentatif.

Si l'on y réfléchit, on verra que cet art, ayant une fois été conçu, dut être formé presqu'en même temps; et c'est ce qui relève la gloire de l'inventeur. En effet, après avoir eu le génie d'apercevoir que les mots d'une langue pouvaient se décomposer, et que tous les sons dont les paroles sont formées pouvaient se distinguer, l'énumération dut en être bientôt faite. Il était bien plus facile de compter tous les sons d'une langue, que de découvrir qu'ils pouvaient se compter. L'un est un coup de génie, l'autre un simple effet de l'attention. Peut-être n'y a-t-il jamais eu d'alphabet complet que celui de l'inventeur de l'écriture. Il est bien vraisemblable que s'il n'y eut pas alors autant de caractères qu'il nous en faudrait aujourd'hui, c'est que la langue de l'inventeur n'en exigeait pas davantage. L'orthographe n'a donc été parfaite qu'à la naissance de l'écriture; elle commença à s'altérer lorsque, pour des sons nouveaux ou nouvellement aperçus on fit des combinaisons des caractères connus, au lieu d'en instituer de nouveaux; mais il n'y eut plus rien de fixe, lorsqu'on fit des emplois différents, ou des combinaisons inutiles, et par conséquent vicieuses, pour des sons qui avaient leurs caractères propres. Telle est la source de la corruption de l'orthographe. Voilà ce qui rend aujourd'hui

l'art de la lecture si difficile, que, si on ne l'apprenait pas de routine dans l'enfance, âge où les inconséquences de la méthode vulgaire ne se font pas encore apercevoir, on aurait beaucoup de peine à l'apprendre dans un âge avancé; et la peine serait d'autant plus grande, qu'on aurait l'esprit plus juste. Quiconque sait lire, sait l'art le plus difficile, s'il l'a appris par la méthode vulgaire.

Quoiqu'il y ait beaucoup de réalité dans le tableau abrégé que je viens de tracer, je ne le donne cependant que pour une conjecture philosophique. L'art de l'écriture des sons, d'autant plus admirable que la pratique en est facile, trouva de l'opposition dans les savants d'Egypte, dans les prêtres païens. Ceux qui doivent leur considération aux ténèbres qui enveloppent leur nullité, craignent de produire leurs mystères à la lumière ; ils aiment mieux être respectés qu'entendus, parce que, s'ils étaient entendus, ils ne seraient peut-être pas respectés. Les hommes de génie découvrent, inventent et publient; ils font les découvertes, et n'ont point de secrets; les gens médiocres ou intéressés en font des mystères. Cependant l'intérêt général a fait prévaloir l'écriture des sons. Cet art sert également à confondre le mensonge et à manifester la vérité : s'il quelquefois été dangereux, il est du moins le dépôt des armes contre l'erreur, = celui de la religion et des lois.

Après avoir déterminé tous les sons d'une langue, ce qu'il y aurait de plus avantageux serait que chaque son eût son caractère qui ne pût être employé que pour le son auquel il aurait été destiné, et jamais inutilement. Il n'y a peut-être pas une langue qui ait cet avantage et les deux langues dont les livres sont les plus recherchés, la française et l'anglaise, sont celles dont l'orthographe est la plus vicieuse.

Il ne serait peut-être pas si difficile qu'on se l'imagine, de faire adopter par le public un alphabet complet et régulier; Lil y aurait très peu de choses à introduire pour les caractères, quand la valeur et l'emploi en seraient fixés. L'objection de la prétendue difficulté qu'il y aurait à lire les livres anciens, est une chimère: nous les lisons, quoiqu'il y ait

aussi loin de leur orthographe à la nôtre, que de la nôtre à une qui serait raisonnable. 1° Tous les livres d'usage se réimpriment continuellement. 2° Il n'y aurait point d'innovation pour les livres écrits dans les langues mortes, 3° Ceux que leur profession oblige de lire les anciens livres, y seraient bientôt stylés.

On objecte encore qu'un empereur n'a pas eu l'autorité d'introduire un caractère nouveau (le Digamma ou V consonne): cela prouve seulement qu'il faut que chacun se renferme dans son empire.

Des écrivains tels que Cicéron, Virgile,Horace, Tacite, etc., auraient été en cette matière plus puissants qu'un empereur. D'ailleurs, ce qui était alors impossible, ne le serait pas aujourd'hui. Avant l'établissement de l'imprimerie, comment aurait-on pu faire adopter une loi en fait d'orthographe? On ne pouvait pas aller y contraindre chez eux tous ceux qui écrivaient.

Cependant Chilpéric a été plus heureux ou plus habile que Claude, puisqu'il a introduit quatre lettres dans l'alphabet français. Il est vrai qu'il ne dưt pas avoir beaucoup de contradictions à essuyer dans une nation toute guerrière, où il n'y avait peut-être que ceux qui se mêlaient du gouvernement qui sussent lire et écrire.

Il y a grande apparence que si la réforme de l'alphabet, au lieu d'être proposée par un particulier, l'était par un corps de gens de lettres, ils finiraient par la faire adopter: la révolte du préjugé cèderait insensiblement à la persévérance des philosophes, et à l'utilité que le public y reconnaîtrait bientôt pour l'éducation des enfants et l'instruction des étrangers. Cette légère partie de la nation qui est en droit ou en possession de plaisanter de tout ce qui est utile, sert quelquefois à familiariser le public avec un objet, sans influer sur le jugement qu'il en porte. Alors l'autorité qui préside aux écoles publiques pourrait concourir à la réforme en fixant une méthode d'institution.

En cette matière, les vrais législateurs sont les gens de lettres. L'autorité proprement dite ne doit et ne peut que concourir. Pourquoi la raison ne deviendrait-elle pas enfin à la

« AnteriorContinuar »