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On voit par les applications que nous venons de faire, qu'il n'y a qu'un article proprement dit, et que les autres particules que l'on qualifie d'articles, sont de toute autre nature; mais il y a plusieurs mots qui font la fonction d'articles, tels que les nombres cardinaux, les adjectifs possessifs, enfin tout ce qui détermine suffisamment un objet.

Quelques Grammairiens ont pris la précaution de prévenir qu'ils se servaient du mot article pour suivre le langage ordinaire des Grammairiens. Mais quand il s'agit de discuter des questions déjà assez subtiles par elles-mêmes, on doit surtout éviter les termes équivoques; il faut en employer de précis, dût-on les faire. Les hommes ne sont que trop nominaux : quand leur oreille est frappée d'un mot qu'ils connaissent, ils croient comprendre, quoique souvent ils ne comprennent rien.

Pour éclaircir d'autant plus la question concernant l'article, examinons son origine, suivons-en l'usage, et comparons enfin ses avantages avec ses inconvénients. L'article tire son origine du pronom ille, que les Latins employaient souvent pour donner plus de force au discours : illa rerum domina fortuna; Catonem illum sapientem, Cic.; ille ego, Virg.

Quoique ce pronom démonstratif et métaphysique réponde plus aujourd'hui à notre ce qu'à notre le, notre premier article by ou li, qu'on trouve si souvent pour le dans Ville-Hardouin, était démonstratif dans son origine; mais à force d'être employé, il ne fut plus qu'un pronom explétif. Ly, et ensuite le, devint insensiblement le pronom inséparable de tous les substantifs; de façon qu'en se joignant à un adjectif seul, il le fait prendre substantivement, comme nous venons de le voir. Les Italiens mettent l'article même aux noms propres, ainsi qu'en usaient les Grecs.

Il ne s'agit donc plus d'examiner si nous pouvons employer ou supprimer l'article dans le discours, puisqu'il est établi par l'usage, et qu'en fait de langue, l'usage est la loi; mais de savoir si, philosophiquement parlant, l'article est nécessaire; s'il n'est qu'utile; dans quelles occasions il l'est; s'il y en a où il est absolument inutile pour le sens, et s'il a des inconvénients.

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Je répondrai à ces différentes questions, en commençant par la dernière, et en rétrogradant, parce que la solution de la première dépend de l'éclaircissement des autres.

L'article se répète si souvent dans le discours, qu'il doit naturellement le rendre un peu languissant: c'est un inconvénient, si l'article est inutile; mais, pour peu qu'il contribue à la clarté, on doit sacrifier les agréments matériels d'une langue au sens et à la précision.

Il faut avouer qu'il y a beaucoup d'occasions où l'article =pourrait être supprimé, sans que la clarté en souffrit; ce n'est que la force de l'habitude qui ferait trouver bizarres et sauvages certaines phrases dont il serait ôté, puisque dans celles où l'usage l'a supprimé, nous ne sommes pas frappés de sa suppression, et le discours n'en paraît que plus vif, sans en être moins clair. Tel est le pouvoir de l'habitude, que nous trouverions languissante cette phrase, la pauvreté n'est pas vice, en comparaison du tour proverbial, pauvreté n'est pas vice. Si nous étions familiarisés avec une infinité d'autres phrases sans articles, nous ne nous apercevrions pas même de sa suppression. Le latin n'a le tour si vif, que par le défaut d'articles dans les noms, et la suppression des pronoms personnels dans les verbes, où ces pronoms ne sont pas en régime : vincere scis, Annibal; victoriâ uti nescis. Cette phrase latine, sans pronom personnel, sans article, sans préposition, est plus vive que la traduction,: tu sais vaincre, Annibal; tu ne sais pas #user de la victoire.

Il y a d'ailleurs beaucoup de bizarreries dans l'emploi de l'article. On le supprime devant presque tous les noms de villes, et on le met devant ceux de royaumes et de provinces, quoiqu'on ne l'y conserve pas dans tous les rapports. On dit l'Angleterre, avec l'article ; et je viens d'Angleterre, sans ar@ticle.

Si le caprice a décidé de l'emploi de l'article dans plusieurs circonstances, il faut convenir qu'il y en a où il détermine le sens avec une précision qui ne s'y trouverait plus, si on le supprimait. Je me bornerai à peu d'exemples; mais je les choisirai assez différents et assez sensibles, pour que l'application que j'en ferai achève de développer la nature de l'article.

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Dans la première phrase on apprend quelle est la qualité de Charles; mais on ne voit pas s'il la partage avec d'autres individus.

Dans la seconde, je vois que Charles a un ou plusieurs frères.

Et dans la troisième, je connais que Charles est fils unique.

Dans le premier exemple, fils est un adjectif qui peut être commun à plusieurs individus : car tout ce qui qualifie un sujet est adjectif.

Dans le second, un est un adjectif numérique qui suppose pluralité, et dont le mot fils détermine l'espèce.

Dans le troisième, le fils marque un individu singulier. Il y a, dans le second exemple, unité, qui marque un nombre quelconque ; et dans le troisième, unicité, qui exclut la pluralité.

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Dans les deux premières questions, reine est adjectif; la seule différence est que la première ne fait que supposer pluralité d'individus, que la seconde énonce expressément. Dans la troisième, reine est un substantif individuel, qui exclut tout autre individu spécifique de reine dans le lieu où l'on parle.

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Dans le premier exemple, je vois que Luculle est qualifié de riche. Le nom propre substantif Luculle et l'adjectif riche ne marquent, par le rapport d'identité, qu'un seul et même individu.

Dans le second, l'adjectif riche ayant l'article pour prépositif, devient un substantif individuel, et le nom propre Luculle cesse d'en être un; il devient un nom spécifique appellatif,

qui marque qu'il y a plus d'un Luculle. Luculle le riche est comme le riche d'entre les Luculles.

Les paroles que Satan adresse à Jésus-Christ: si filius es Dei, peuvent se traduire également en français par celles-ci : si vous êtes fils de Dieu ou si vous êtes le fils de Dieu, parce que le latin n'ayant point d'article, la phrase peut ici présenter les deux sens. Il n'en serait pas ainsi dans une traduction faite d'après le grec qui avait l'article, dont il faisait le même usage que nous (1). Par conséquent les versets 3 et 6 du chap. IV de S. Mathieu, et le verset 3 du chap. IV de S. Luc, devraient se traduire si vous êtes fils de Dieu; mais le verset 9 de S: Luc doit être traduit: si vous êtes le fils de Dieu, attendu que dans ce verset l'article précède le nom, ỏ vis le fils, ce qui répond à l'unigenitus, dans la question de Satan.

Il est certain que dans les phrases que nous venons de voir, l'article est nécessaire, et met de la précision dans le discours. Il ne faut pourtant pas s'imaginer que les Latins eussent été · fort embarrassés à rendre ces idées avec clarté et sans article. Dans ces occasions, leur phrase eût peut-être été un peu plus longue que la nôtre; mais dans une infinité d'autres-phrases, combien n'ont-ils pas plus de concision que nous, sans avoir moins de clarté !

On dit que les Latins étaient réduits à rendre par une phrase générale, ces trois-ci : donnez-moi le pain, donnez-moi un pain, donnez-moi dú pain. Mais n'auraient-ils pas pu dire? da mihi istum panem, unum panem, de pane. Quand ils disaient simplement, da mihi panem, les circonstances déterminaient assez le sens; comme il n'y a que le lieu, ou telle autre circonstance, qui détermine Louis xv, quand nous disons le roi.

Ce n'est pas que je croie notre langue inférieure à aucune autre, soit morte, soit vivante. Si l'on prétend que le latin était, par la vivacité des ellipses et par la variété des inversions plus propre à l'éloquence, le français le serait plus à la philosophie par l'ordre et la simplicité de sa syntaxe. Les tours éloquents pourraient quelquefois l'être aux dépens d'une

(1) Voyez la Méthode de P.-R. et le Traité de la conformité du langage français avec le grec, par Henri Etienne.

certaine justesse. L'à-peu-près suffirait en éloquence et en poésie, pourvu qu'il y eût de la chaleur et des images, parce qu'il s'agit plus de toucher, d'émouvoir et de persuader, que de démontrer et de convaincre; mais la philosophie veut de la précision.

Cependant les langues des peuples policés par les lettres, les sciences et les arts ont leurs avantages, respectifs dans toutes les matières. S'il est vrai qu'il n'y ait point de traduction exacte qui égale l'original, c'est qu'il n'y a point de langues parallèles, même entre les modernes. Qu'il me soit permis de suivre cette figure s'il s'agit d'aligner dans une traduction une langue moderne sur une ancienne, le traducteur trouve à chaque pas des angles qui ne sont guère correspondants. Il s'ensuit que la langue la plus favorable, est celle dans laquelle on pense et l'on sent le mieux. La supériorité d'une langue pourrait bien n'être que la supériorité de ceux qui savent l'employer. L'avantage le plus réel vient de la ri chesse, de l'abondance des termes, enfin, du nombre des signes d'idées ainsi cette question ne serait qu'une affaire de calcul

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De tout ce qui vient d'être dit sur l'article, on peut conclure qu'il sert très-souvent à la précision, quoiqu'il y ait des occasions où il n'est que d une nécessité d'usage : c'est sans doute ce qui a fait dire un peu trop légèrement par Jules Scaliger, en parlant de l'article, otiosum loquacissimæ gentis instrumentum.

Je finirai ce qui concerne l'article par l'examen d'une question sur laquelle l'Académie a souvent été consultée; c'est au sujet du pronom suppléant le et la, que je distingue fort de l'article. On demande à une femme : Étes-vous mariée? Elle doit répondre : Je le suis, et non pas je la suis. Si la question est faite à plusieurs, la réponse est encore: nous le sommes, et non pas, nous les sommes. Mais si la question, s adressait à une femme entre plusieurs autres, en lui demandant: êtes-vous la mariée, la nouvelle mariée? la réponse serait: je la suis; êtes-vous nouvellement mariée ? je le suis. Le pronom sup pléant le répond à toute phrase pareille, quelqu'étendue qu'elle eût. Exemple: on a cru longtemps que l'ascension de l'eau dans

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