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LETTRE XXVI.

Suite du même Jujet.

LA connoiffance, Milord, que j'ai acquise de cette

cour actuelle & du miniftere qui la gouverne, me fait regarder la paix comme certaine, tant que nous y voudrons refter nous mêmes, ou du moins ne pas nous porter à des actes d'hoftilités trop manifeftes. Je vous affure qu'on eft fi prudent qu'on nous paffera même bien des incartades, pourvu que nous voulions fermer les yeux fur quelques petits manques de foi. Il faut maintenant juflifier ces affertions avancées avec tant de confiance.

Vous vous rappellez la confternation où nous fumes à Londres lors de la nouvelle de la petite vérole de Louis XV. Elle produifit la plus vive fenfation, allar. ma tout le commerce, au point que les actions tom. berent fur le champ, & répandit l'effroi jufques dans notre miniftere & à la cour. On defiroit plus fin. cerement que les François la confervation des jours de ce monarque, dont on connoiffoit les difpofitions pacifiques. Elle nous étoit extrêmement néceffaire dans la crife qui commençoit avec nos colonies, d'au tant plus qu'il y avoit à parier qu'un jeune prince ar dent, belliqueux, avide de gloire, auroit le defir de profiter de nos troubles pour venger fa nation des per

tes & des humiliations qu'elle avoit éprouvées durant la derniere guerre.

L'extrait d'une lettre (1) répandue dans les papiers publics après la mort de ce monarque fi regretté par nous, redoubla nos allarmes, en ce qu'elle fembloit pronostiquer la vérité de nos conjectures. Heureufe. ment on avoit mal jugé fon fucceffeur: ce prince, au deffus des paffions de fon age, ne fe laiffera point féduire par l'espoir des conquêtes. Il voit déjà les objets avec le calme de la raison; il a le defir véritable de rendre fon peuple heureux, & il n'y auroit à craindre que fon extrême défiance de lui-même, qui l'obligeant de s'en rapporter à l'avis d'autrui, pourroit le porter à prendre des confeils oppofés à fon pro. pre caractere. Nous devons être encore raffurés de ce côté par le choix qu'il a fait.

Aflurément ce n'eft point un vieillard plus que septuagénaire qui foufflera le feu de la discorde. Outre qu'à cet âge on ne cherche que la tranquillité & le repos, c'est que M. le comte de Maurepas, de bonne heure initié aux

(1) Datée de Choifi, le 15 Mai. Elle portoit: S. M. aime beaucoup à marcher; elle a fait une promenade à pied hors du château dans la campagne, elle a parlé de chofes intéreffan. tes & a déployé des connoiffances étendues en fortifications, en génie; elle s'eft entretenue furtout de guerrè: ce qui fair craindre que des projets belliqueux ne fermentent dans fa tête ; mais ils feront toujours dirigés par la fageffe & l'équité dont elle fait profeffion.

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fecrets de l'état (1), même dans la fougue de la jeuneffe n'a jamais montré ce génie inquiet & remuant de l'ambitieux. Homme aimable, & véritable Epicurien, il a toujours fongé à jouir: il pense que le royaume le plus heureux eft, comme chez les individus, celui qui fe tour. mente le moins des affaires des autres, & ne s'occupe que des fiennes. D'ailleurs, on prétend qu'il a beaucoup d'égards aux avis de fa femme, & que cetle-ci eft dirigée par un abbé de Veri, auditeur de Rote. Or, un fage, une femme & un abbé ne font pas fort dangereux pour nous."

M. de Vergennes (2) eft trop bon politique pour ne pas adopter le fyftême du Mentor du roi. Il fait qu'on obtient plus par les négociations que par les ar mes. Il cherchera à tirer le meilleur parti poffible de notre défunion, en traitant alternativement avec nous & avec nos colonies, ou même à la fois; mais il n'opinera point pour une rupture qu'il ne foit bien für du fuccès, qu'il ne nous voye hors d'état de réfifter ou dans l'impoffibilité d'une réconciliation, & avant qu'il ait vu cela, les Américains feront foumis ou féparés de nous à jamais.

L'homme le plus à redouter dans le confeil du roi feroit peut-être M. de Saint Germain (3), s'il étoit

(1) Il est né en 1701, a été fait fecrétaire d'état en 1725, & miniftre en 1738.

(2) Le ministre des affaires étrangeres.

(3) Secrétaire d'état au département de la guerre.

plus jeune & plus ancré dans la confiance du monarque; mais il s'eft attiré de facheufes affaires fur les bras par le bouleversement qu'il a imaginé dans le militaire, par la refonte totale de fa conflitution, & il s'eft mis lui même dans la néceffité de defirer la continuation de la paix au dehors, afin de pouvoir tenir tête aux ennemis qu'il fe fait & appaifer les troubles du dedans, afin d'avoir le tems non-feulement d'exécuter fon plan à loifir, mais de le maintenir & le confolider. Comptez qu'on ne lui auroit pas donné carte blanche, que même on ne l'auroit pas laiffé entamer fes opérations, fi l'on eut eu quelques projets hoftiles.

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M. de Sartine (1) eft dans le même cas. Il rou le de grands deffeins dans fa tête; & rival de Colbert, il veut refondre la marine, ou plutôt la créer fur un nouveau plan. Comme il eft tout neuf dans le ministere (2) dont il eft chargé,il est trop adroit pour vouloir fe commettre dans des opérations de guerre, où la moindre faute coûteroit fort cher, trahiroit fon ineptie, feroit crier contre lui & obligeroit de le renvoyer. Celles qu'il pourra commettre dans les effais qu'il fe propofe, ne paroftront pas fi promptement, ou feront bientôt couvertes, enfin ne feront jamais fi capitales & fi funeftes. Je conviens que s'étant abfolument

(1) Secrétaire d'état au département de la marine & miniftre, (2) M. de Sartine étoit avant lieutenant général de police, place qui n'a aucun rapport avec celle qu'il occupe à préfent.

Jivré aux militaires de cette partie, ceux-ci exciteront fon amour-propre, & lui trouvant plus de génie qu'à fes plus illuftres prédéceffeurs, feront tous leurs efforts pour l'engager à le déployer en grand & à fe couvrir de gloire en faifillant une occation unique de reprendre l'ascendant fur la marine Angloife & de l'éerafer. Mais quelqu'enivré qu'il foit de ces éloges, fa timidité naturelle le préfèrvera de ces confeils pernicieux...

Vous ne croyez pas non plus, Milord, que M. Turgot (1) opine dans le confeil pour nous attaquer. Outre que c'est une espece de Quaker, ennemi de tou te effufion de fang, regardant la guerre comme un état contre nature, c'est que dépofitaire & difpenfateur du fifc public, de ce nerf de toutes les opéra. tions militaires, il fent mieux que perfonne la diffi. culté, & peut-être l'impoffibilité, de fubvenir à des dépenses extraordinaires, comme celles qu'entraîneroit une rupture avec nous. D'ailleurs, occupé lui-mê

me à réaliser les spéculations de bien public dont il a la tête remplie, à combiner les reviremens, les bouleversemens qu'il veut tenter dans les finances, il en feroit abfolument détourné, & ne feroit plus occupé, au contraire, qu'à preffurer la nation pour fubvenir à des befoins urgens, qui renaîtroient fans ceffe & toujours plus preffés & plus forts.

(1) Contrôleur général des finances & ministre d'état.

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