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REVUE LITTÉRAIRE

DE LA

GRANDE-BRETAGNE.

C'est en 1688 que le protestantisme a pénétré définitivement dans la littérature et dans les mœurs britanniques. Ce génie protestant, dont Bossuet avait deviné la destinée et la chute, mais dont il n'avait pas prévu les longs succès, ce génie de l'analyse indépendante et de la critique individuelle avait éclaté violemment sous Élisabeth, Jacques Ier, Charles Ier, Charles II et Jacques II; arme d'attaque ou de défense, il ne se présentait pas encore comme un élément organique. Sa nature même semblait s'opposer à ce qu'il créât; il renfermait en lui la négation et la destruction. La révolution de 1688, avec ses lâchetés de détail et ses mensonges de légalité, accomplit une singulière œuvre : elle concilia les inconciliables et organisa le néant. Tous les groupes restèrent ennemis; fatigués d'une guerre à mort, ils se contentèrent d'une hostilité permanente. On conservait sa haine en déposant ses armes. Le catholicisme seul était banni. En qualité d'ennemi commun, il servait à rallier par l'animosité toutes ces opinions divergentes, qui n'avaient pas d'autre sympathie que l'antipathie.

(1) Nous nous proposons d'examiner successivement, dans cette Revue, les productions importantes qui paraîtront en Angleterre; mais nous avons cru devoir commencer par une appréciation générale de la situation littéraire de la GrandeBretagne. N. du D.

Guillaume III saisit le trône. Aussitôt le ton de la littérature change; elle se subdivise comme le protestantisme; elle devient spéciale, minutieuse, fractionnaire; elle prend un caractère de détail hollandais, de moralité domestique, et d'indépendance individuelle qu'elle n'avait jamais eu. Le protestantisme la domine. Elle s'organise à son tour, selon le mode et le rite voulus par la critique protestante.

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Cette histoire morale de la littérature qui n'a jamais été faite, se montre en Angleterre sous des formes particulièrement intéressantes. Ainsi, au XVIIIe siècle, l'Angleterre, qui possède vingt sectes religieuses sans compter le catholicisme, renferme, dans sa littérature, vingt littératures; vous diriez la poésie et le drame de plusieurs peuples. Pope représente la cour et le grand monde; chez lui ainsi que chez Adisson, une moralité de convenance et de bon ton corrige la licence de l'ancienne cour; il garde l'élégance et chasse la corruption. -- Richardson va bien plus loin, il est puritain, populaire, calviniste, inexorable; il s'embarrasse peu de vous amuser; il professe un culte strict pour la vérité du détail et pour la régularité scrupuleuse. Tout un système de philosophie et de religion vit dans ses romans. Fielding, au contraire, ce juge de paix qui écrivait de si délicieuses choses entre les bouteilles de vin de Madère et les pâtés de venaison, l'auteur de Tom Jones, ennuyé d'entendre toujours cette psalmodie puritaine, et fidèle aux vieilles mœurs bourgeoises de la patrie, mœurs plus joyeuses et plus indulgentes, poursuit à outrance l'hypocrisie et le cant.-D'autres groupes représentent la philosophie sceptique, le quakerisme, l'église anglicane, la nationalité irlandaise, la nationalité écossaise. Plus le temps s'écoule, plus l'œuvre du fractionnement continue dans toutes les directions. Jacobitisme, torysme, whiggisme, trouvent leurs échos. Une foule de Revues et de Magazines s'adressent à chacune des fractions sociales, et elles se subdivisent encore par la diversité des professions ou des goûts. L'Horticulteur, le Boxeur, l'Eleveur de chevaux, le Chasseur, ont leurs organes fidèles. Il n'y a pas si petite société de joueurs de billard qui n'aspire à constater son existence au moyen de la presse

Ce déluge de spécialités ne pouvait convenir qu'aux hommes médiocres. Les grands esprits sont toujours héroïques, ils combattent leur siècle. C'est leur destin. Les idées générales et la synthèse leur devinrent chères, à mesure que l'on se précipitait vers la subdivision infinitésimale et vers les spécialités les plus restreintes. Tel est le caractère de Burke, de Walter Scott, de Burns, de Byron, de

Godwin, de Southey, de Wordsworth. Ils se sont adressés à l'humanité tout entière, Walter Scott surtout, moins remarquable par l'élévation et le coloris que par l'immensité charmante de sa sympathie humaine. C'est sa gloire, comme celle de Goethe. Crabbe et Cowper, intelligences rares, admirables poètes, sont des génies beaucoup plus étroits. On doit à Bulwer cet hommage, qu'il a cherché aussi la généralité des vues. Mais une multitude de talens secondaires, applaudis pendant une année ou deux, se sont engagés et égarés dans les sentiers les plus resserrés et les plus imperceptibles : tel n'a peint qu'un vaisseau, tel n'a parlé que des prisons, telle femme n'a voulu chanter que son enfant, telle autre s'est consacrée à la Bible. Il est résulté de tout cela des succès passagers couronnant des travaux incomplets, des gloires écourtées passant d'une tête à l'autre, et l'Angleterre assiste aujourd'hui aux résultats extrêmes de cette analyse sans fin. Un mouvement intellectuel ne s'arrête que lorsqu'il est épuisé. L'analyse protestante, en créant les spécialités et en appliquant la division du travail aux œuvres de l'esprit, a détruit les grands travaux philosophiques.

L'Angleterre, au lieu d'une grande littérature, possède donc aujourd'hui une centaine de genres littéraires. La littérature des gravures et la littérature comique jouissent surtout de la faveur universelle. On voit paraître de temps à autre quelques débris de la littérature maritime, par exemple le Spitfire, assez bon roman du capitaine Chamier; les calembours de Hood, les facéties de Cruishank et de ses acolytes obtiennent bien plus de succès. Une Revue entière (the Humorist) exploite la farce au bénéfice d'un libraire; vous avez le Comic Almanack, le Comic Annual, le Comic Review, et même, qui le croirait? une grammaire latine comique! On a tourné le gérondif en calembour et prêté un masque de carnaval au participe absolu. La décadence littéraire qui succède à l'époque féconde des Walter Scott et des lord Byron n'a pas de signe plus certain. Cependant la satire de Swift est morte; personne ne relève ce sceptre de la raillerie puissante et de l'imagination hardie ou délicate, que Sterne avait transmis à Charles Lamb les épigrammes ingénieuses de Thomas Moore ont clos la liste des observateurs caustiques. Un anonyme qui s'est récemment essayé dans cette carrière, et qui a publié de détestables Observations lunaires, écrites tout au plus pour les habitans de la lune, mérite à peine d'être cité.

Le vieux Southey, recueillant, comme Jean-Paul-Frédéric Richter, les débris de ses lectures et les recoupes de son érudition, en a com- '

posé cinq volumes de mélanges, tout-à-fait précieux pour les amis des curiosités littéraires. Hartley-Coleridge, Croker et Wilson ont tour à tour fixé l'attention du public, curieux de pénétrer le mystère de cet ouvrage anonyme; mais on croit en général que ces amusans volumes appartiennent à Southey.

C'est une intelligence rare que celle de Robert Southey; naturellement féconde, ardente et profonde, enrichie par une culture incessante, elle ne s'est point desséchée au souffle de la vieillesse. Elle a perdu son luxe, son audace, son exubérance, son désir d'usurpation épique, son utopie universelle; elle est restée active, tendre, rêveuse, méditative et savante. Entre Robert Southey et Charles Nodier, les personnes rares qui connaissent à fond les deux peuples et leurs produits littéraires trouveront plus d'un rapport. L'Angleterre a su favoriser le développement de son historien et de son philologue, et l'apprécier dignement: pour nous, Français, qui prétendons aimer l'intelligence, nous jouissons d'elle en l'écrasant, en la décourageant, en la faisant martyre et en calomniant sa force. A peine l'Académie française, armée de sa récompense annuelle de douze cents francs de pension, est-elle venue, aux dernières années de Charles Nodier, couronner cette science multiple, ces connaissances philologiques, cet art profond du style, cette inspiration mélancolique, cette exquise et vaste organisation de poète et d'érudit. Nodier n'avait pas assez fait, disions-nous, c'est-à-dire qu'il n'avait pas créé d'assez gros volumes. Cependant l'auteur de vingt gros volumes compilés, sans critique et sans style, s'endormait insolemment sur des tonnes d'or, et les créateurs exclusifs de quelques énormes dictionnaires mahrattes ou tcherkesses, allaient dormir aussi à l'Institut, en qualité de génies. Nous voulons des volumes; nous en voulons. La France n'a pas de plus triste symptôme de sa légèreté cruelle que cet amour des volumes et ce respect pour le poids. Elle ne juge plus, elle pèse. Il ne lui faut pas un grain d'or, mais un monceau de plomb. Les cent tomes de M. Delille de Sales, de l'Académie française, ont donné à ce personnage beaucoup de consistance. Quant à ces autres esprits amoureux de la vérité, semant au hasard les rayons lumineux qu'ils concentrent, quant à ces ames sérieuses, à ces intelligences fortes qui préfèrent la valeur intrinsèque d'une phrase et le prix d'une idée à l'ordre extérieur des chapitres et à la multitude des pages, nous ne les apprécions en France que fort tard. Grands esprits : « Pascal » et ses fragmens; «Vauvenargues » et ses fragmens; «La Rochefoucauld » et ses fragmens; ils ont peine

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à se faire jour. Le mode de l'intelligence anglaise a cet avantage sérieux sur le nôtre, de juger et de classer un homme d'après la valeur, non la quantité de l'œuvre. Coleridge et Lamb sont pour elle de grands penseurs, honorés et chéris, quoiqu'ils n'aient pas versé des torrens d'encre dans des compartimens réguliers.

Les mélanges de Southey, publiés sous ce titre The Doctor, ressemblent un peu aux Petits Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, par Charles Nodier. Il y a cependant chez l'écrivain anglais moins d'ordre, plus de bizarrerie, des coudées plus franches, un ton plus étrange, une indépendance plus réelle. Malgré nos airs de liberté et de caprice, nous sommes toujours parfaitement soumis aux lisières monarchiques; la convenance nous reste, faute de vertu; une béquille, faute de force. Pour le savoir et l'esprit fin, brillant, la malice secrète, les jouissances d'érudit, le carnaval des vieux livres, la joie causée par une citation inattendue, le bon style, la bonne grace, le bon sens satirique et doux, les deux écrivains se valent. Southey a osé, dans son livre de mélanges, tout ce que Charles Nodier avait tenté dans le Roi de Bohéme, roman qui a passé pour fou et qui ne l'est pas. On trouve dans le Docteur toutes sortes de choses la friperie des citations, la biographie, le conte pour rire, l'anecdote, la dissertation, le portrait, la poésie, la nouvelle, le sermon, s'y coudoient. Quelques chapitres ont deux lignes; d'autres ont cent pages. Le vieillard, qui s'amusait, n'a oublié ni la postface qui est à la tête, ni la préface qui est à la queue, ni l'interface qui occupe le centre. Vous rencontrez aussi des préludes, des interludes, sous-chapitres, intercalations, et autres folies que je ne vous donne point pour des modèles, mais qui ont peu d'importance et qui ne sont après tout que l'enveloppe de l'ouvrage. Soulevez cette enveloppe, vous trouverez un trésor de citations ravissantes, extraites de poètes oubliés, de prosateurs inconnus, d'écrivains fantastiques, une guirlande de ces fleurs que le temps ne fane pas, la quintessence de trente mille volumes, tout le portefeuille du vieux savant, et d'un savant à l'ame poétique, vidé pour vos menus-plaisirs. Quel écrivain si misérable et si chétif n'a pas produit un jour quelques lignes heureuses ou brillantes? L'océan de l'oubli les recouvre; les flots des âges passent sur ces perles ensevelies; le patient et juste Southey a plongé dans les profondeurs pour les en tirer. Il a joint à ces débris des souvenirs personnels, des fantaisies baroques, une certaine dose de jeux de mots, une espèce d'histoire qui ne commence pas et ne finit jamais, trois ou quatre personnages qui tombent des nues; et

TOME XXI.

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