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que je veux communiquer ma pensée, le poumon, le gosier, la langue, le palais, les dents, les lèvres et une infinité de muscles et de fibres qui en dépendent et en font partie, se mettent en mouvement et exécutent mes ordres avec une rapidité qui prévient presque mes désirs. L'air sorti de mon poumon, diversifié et modifié en une infinité de manières, suivant la diversité de mes sentiments, va porter le son dans l'oreille de mes auditeurs, et leur apprend tout ce que je veux qu'ils sachent.

« C'est une seconde merveille presqu'aussi admirable que la première, d'avoir trouvé le moyen, par des figures tracées sur le papier, de parler aux yeux aussi bien que l'on parle aux oreilles, de fixer une chose aussi légère que la parole, de donner de la consistance aux sons, et de la couleur aux pensées. »

Phonices primi, famæ si credilur, ausi
Mansuram rudibus vocem signare figuris.

Ces beaux vers de Lucain (1) ont été ainsi rendus par Brébeuf:

C'est de là que nous vient cet art ingénieux
De peindre la parole et de parler aux yeux,

Et par les traits divers de figures tracées,

Donner de la couleur et du corps aux pensées (2).

(1) Livre III, vers 220.

(2) « Ces quatre vers sont fort estimés, dit M. l'abbé de Bernis cependant le troisième est très-faible, et les règles exactes de la langue ne sont point observées dans le quatrième. Il faudrait dire, de donner de la couleur, etc., non pas donner.»

Ce sont là apparemment les raisons qui ont porté M. l'abbé d'Olivet à réformer les deux derniers vers de la façon suivante :

Qui, par les traits divers de figures tracées,
Donne de la couleur et du corps aux pensées.

Je ne sais si l'on aimerait mieux cette autre traduction, qui est moins vive:

C'est du Phénicien que nous vient l'art d'écrire,

Cet art ingénieux de parler sans rien dire,
Et par les traits divers que notre main conduit,
D'attacher au papier la parole qui suit.

*Discours en tête de ses Poesies jdiverses.

« Ex hacne tibi terrenâ mortalique naturâ et caducâ con➡ cretus is videtur, qui sonos vocis, qui infiniti videbantur, paucis litterarum notis terminavit (1)? Regardez-vous comme composé d'une matière terrestre, mortelle et corruptible, celui qui, dans un petit nombre de caractères, a renfermé tous les sons que la voix forme, et dont la diversité paraissait inépuisable?»

<< Cette invention, dit Théodoret, nous met en état de converser avec les absents, de faire passer jusqu'à eux nos pensées et nos sentiments, malgré la distance infinie des lieux.

<< La langue, qui est le premier instrument de l'organe de la parole, n'a point de part dans ce commerce également utile et agréable : la main instruite par l'usage à former des caractères sensibles, nous prête son ministère; et toute muette qu'elle est, elle se rend l'interprète de nos pensées et devient le véhicule de nos discours (2) : Sermonis vehiculum est non os, nec lingua, sed manus. »

Des opérations de l'esprit et des vrais fondements
de la Grammaire.

Pour bien penser et pour bien exprimer ses pensées, il ne suffit pas de concevoir, de juger et de raisonner, il faut encore arranger avec une certaine méthode, ses concepts ou ses idées, ses jugements et ses raisonnements : c'est ce qui fait que les philosophes distinguent ordinairement quatre sortes de pensées; mais comme la troisième et la quatrième ne sont qu'une extension de la seconde, on peut réduire les quatre à l'idée et au jugement. M. l'abbé de Pont (3) y ajoute le sentiment.

« J'entends par sentiment, dit-il, les différentes modifications de notre âme, ses passions, ses affections. Ce genre de pensées est, poursuit-il, moins connu des philosophes que des gens de lettres. »

Selon le P. Bougeant (4), philosophe vraiment lettré, « par

(1) Tuscul. I, pages 24 et 25.

(2) Théodoret, de Provid. orat. 4.

(3) Pages 35 et 150 de ses OEuvres, chez Prault.

(4) Amusement philosophique sur le langage des bêtes.

ler, c'est se faire entendre par une suite de mots articulés, par lesquels les hommes sont convenus d'exprimer telle idée ou tel sentiment. »

L'auteur de la logique dédiée à M. le Dauphin ne veut pas que l'on confonde l'idée avec le sentiment, parce que l'une appartient à l'esprit, et l'autre au cœur. « Le jugement et le goût, dit-il (1), sont une même faculté de l'âme : on appelle cette faculté goût, quand l'âme juge par sentiment et à la première impression que les choses font; on nomme cette faculté jugement, quand l'âme juge par raisonnement et sur des principes dont elle tire des conséquences. >>

« Le sentiment, la sensation et la perception, dit M. l'abbé Girard (2), désignent l'impression que les objets font sur l'âme ; mais le sentiment va au cœur, la sensation s'arrête aux sens, et la perception frappe l'esprit. »

Dans ses judicieuses et intéressantes considérations sur les mœurs, M. Duclos observe (3) « que toutes les facultés de l'âme se réduisent à sentir et penser, que nos plaisirs consistent à aimer et connaitre : il ne faudrait donc que régler et exercer ces dispositions pour rendre les hommes utiles et heureux par le bien qu'ils feraient et qu'ils éprouveraient eux-mêmes.»

M. l'abbé Terrasson (4) trouve « qu'il y a bien de la différence entre sentir une chose et la penser, entre la savoir et la dire. »

« La pensée est l'ouvrage de l'esprit, le sentiment est l'ouvrage du cœur, dit M. l'abbé Le Batteux (5); l'une éclaire, l'autre échauffe; par l'une on voit l'objet, par l'autre on le sent. Dieu est bon, voilà une pensée ; que Dieu est bon ! voilà un sentiment. La pensée et le sentiment vont presque toujours de compagnie dans les ouvrages de goût. La lumière est avec la chaleur, la chaleur est avec la lumière, et les degrés s'en varient à l'infini. »

<< Il y a dans notre esprit deux sortes de pensées (6), l'une

(1) M. l'abbé Cochet, Préface, page 18.

(2) Synonymes.

(3) Tome I, page 28.

(4) Philosophie de l'esprit et des mœurs, page 132.

(5) Cours de belles-lettres, tome I, note préliminaire, page 62. (6) Cours de belles-lettres, lettre seconde à M. l'abbé d'Olivet.

qui représente les objets, et l'autre qui en représente les rapports, dit le même auteur d'où il résulte deux sortes de mots, le nom et le verbe, à quoi il ajoute la conjonction. »

:

Cela ressemble beaucoup à ce qu'on lit dans la Grammaire du P. Buffier, no 69. « Le nom et le verbe sont les plus essentielles parties du langage, puisque tout langage se réduit à exprimer le sujet dont on parle et ce qu'on en affirme.

« Le nom et le verbe sont susceptibles de diverses circonstances ou modifications. Si je dis, le zèle agit, voilà un nom et un verbe sans aucune modification; mais si je dis, le zèle sans prudence agit témérairement, voilà le nom et le verbe chacun avec une circonstance ou modification. » Ce Père appelle cette dernière sorte de mots modificatifs, il y comprend l'adverbe, la préposition et la conjonction.

Ainsi le nom, le verbe et les modificatifs sont les trois espèces de mots qui partagent en général les parties du langage dans sa Grammaire. Ce qui l'a empêché d'ajouter pour quatrième partie les termes faits pour suppléer à plusieurs des trois espèces de mots précédents, « c'est, dit-il, que ces trois espèces sont les seules essentielles à toute langue, et que ce qui y est ajouté, est ordinairement arbitraire et différent dans les nations et les langues différentes. »

Le P. Buffier, pour garder un ordre qui lui paraît plus na-i turel, 1o parle des mots pris en particulier, selon les trois espèces qu'il a indiquées; savoir : le nom, le verbe et les modificatifs. C'est à peu près sur quoi roulent les vingt-trois premiers chapitres de la seconde partie de la Grammaire générale, où l'on traite de tout ce qui regarde la signification des mots.

2o Il parle des mots unis ensemble dans la suite du discours, par le moyen de la syntaxe et du style: c'est sur quoi roule le vingt-quatrième et dernier chapitre de cette même seconde partie de la Grammaire générale, où l'on traite de l'arrangement des mots.

3o Il parle des mots représentés aux yeux par le moyen de l'orthographe.

4° Enfin des mots articulés de vive voix par le moyen de la prononciation. C'est sur ces deux points que roulent les six

chapitres de la première partie de la Grammaire générale, où l'on traite de la nature des sons écrits et prononcés. Ce plan est nouveau par le tour que le P. Buffier y a donné et par la manière dont il l'a exécuté, mais il n'est pas assurément le plus naturel; «< car, comme le remarque M. Boindin (1), la plupart des choses que l'on y trouve dès le commencement, en supposent d'autres qui ne viennent que dans la suite, et dont la connaissance est nécessaire pour entendre les premières. Par exemple (2), au lieu de commencer par l'élémentaire, c'està-dire, par les sons de la langue et les caractères qui servent à les désigner, au lieu d'en déterminer le nombre, la valeur et les différents usages, il renvoie ces notions préliminaires à la seconde, à la troisième et à la quatrième partie de l'ouvrage, où elles se trouvent éparses et tout-à-fait déplacées.

Le P. Buffier n'admet pour règles et pour principes des langues vivantes, que l'usage; et sa Grammaire n'en est au fond que plus philosophique. On la lit avec utilité et avec plaisir, dans les endroits même où l'on ne pense pas comme lui.

Mais en examinant de près la première partie, qui est le fondement des trois autres, on y reconnaît le système de l'objet et de la forme des pensées, si bien établi à la fin du premier chapitre de la seconde partie de la Grammaire générale: système que cet habile jésuite a pourtant exposé bien différemment.

<< Tous les mots d'une langue ne sont que des modificatifs du nom et du verbe : on peut s'en convaincre, dit-il, par l'exemple suivant (1):

« Un homme qui étourdit les gens qu'il rencontre, par de frivoles discours, a coutume de causer beaucoup d'ennui à tout le monde. »

Dans cette phrase, tous les mots sont pour modifier le nom homme et le verbe a coutume: «< cela est si vrai, ajoute-t-il, que toute cette phrase pouvait être exprimée par ces mots, un babillard ennuie. » Si le P. Buffier avait dit: tous les mots

(1) Sons de la langue, page 39.

(2) Sons de la langue, page 39. (3) N° 158.

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