Imágenes de páginas
PDF
EPUB

« Un nom est adjectif, quand il qualifie un substantif. Or, qualifier un nom substantif, ce n'est pas seulement dire qu'il est rouge ou bleu, grand ou petit, c'est en fixer l'étendue, la valeur, l'acception, étendre cette acception ou la restreindre, en sorte pourtant que toujours l'adjectif et le substantif pris ensemble ne présentent qu'un même objet à l'esprit ; au lieu que si je dis liber Petri, Petri fixe à la vérité l'étendue de la signification de liber, mais ces deux mots présentent à l'esprit deux objets différents, dont l'un n'est pas l'autre : au contraire, quand je dis le beau livre, il n'y a là qu'un objet réel, mais dont j'énonce qu'il est beau. Quand je dis meus ensis, meus est autant simple adjectif qu'Evandrius dans ce vers de Virgile (1):

Non tibi, Timbre, caput Evandrius abstulit ensis.

Meus marque l'appartenance par rapport à moi, comme Evandrius la marque par rapport à Evandre. L'adjectif et le substantif mis ensemble en construction, ne présentent à l'esprit qu'un seul et même individu, ou physique, ou métaphysique ainsi l'adjectif n'étant que le substantif même, considéré avec la qualification que l'adjectif énonce, ils doivent avoir l'un et l'autre les mêmes signes des vues particulières sous lesquelles l'esprit considère la chose qualifiée. Parle-t-on d'un objet singulier? l'adjectif doit avoir la terminaison destinée à marquer le singulier. Le substantif est-il de la classe des noms qu'on appelle masculins? l'adjectif doit avoir le signe destiné à marquer les noms de cette classe. Enfin y a-t-il dans une langue une manière établie pour marquer les rapports ou points de vues qu'on appelle cas? l'adjectif doit encore se conformer ici au substantif. En un mot, il doit énoncer les mêmes rapports et se présenter sous les mêmes faces que le substantif, parce qu'il n'est qu'un avec lui. C'est ce que les Grammairiens appellent la concordance, qui n'est fondée que sur l'identité physique de l'adjectif avec le substantif. »

S'il y a des adjectifs qui marquent l'appartenance sans marquer l'identité physique, il s'ensuit que la concordance n'est pas fondée uniquement sur cette identité, comme le

(1) En. x, v. 394.

prétend M. Du Marsais. Or, dans ces expressions meus liber, Evandrius ensis, meus marque l'appartenance du livre à moi, Evandrius marque l'appartenance de l'épée à Evandre: ces deux mots meus liber, et ces deux autres. Evandrius ensis, présentent à l'esprit deux objets divers, dont l'un n'est pas l'autre; et bien loin de désigner l'identité physique, ils indiquent au contraire une vraie diversité physique. Meus liber équivaut à liber mei, Bíbλos pov, le livre de moi; Evandrius ensis équivaut à ensis Evandri, l'épée d'Evandre. Par conséquent le sentiment qui fonde la concordance sur l'identité physique n'est pas exact, et M. Du Marsais n'a point taut à se glorifier d'en être l'auteur. Encore s'il eût dit que la concordance est fondée sur l'identité physique ou métaphysique, il aurait rendu ce sentiment probable: ce n'est pas moi qui suis une même chose avec mon livre, c'est la qualité d'être à moi, c'est la propriété de m'appartenir, qui est une même chose avec mon livre; de même ce n'est pas Evandre qui est une même chose avec son épée, mais c'est la qualité d'être à Evandre. On peut soutenir qu'il y a rapport d'identité métaphysique entre la qualité d'appartenir et la chose appartenante; mais on ne prouvera jamais, de me semble, qu'il puisse s'y trouver un rapport d'identité physique, puisque l'appartenance n'est qu'une qualité métaphysique.

Est-il bien vrai que le substantif ne soit proprement rien, et que l'adjectif soit tout, comme l'a avancé l'auteur de la Lettre sur les sourds et muets, page 4? Peut-on dire que ce qui fait connaître la chose soit tout, et que la chose elle-même ne soit rien?

M. l'abbé Girard (1) ne regarde comme noms que les substantifs, qu'il partage en deux classes, l'une des génériques, et l'autre des individuels.

«Les substantifs géneriques dénomment, ou les substances, ou les modes, ou les actions; et ils se subdivisent en appellatifs, en abstractifs, et en actionnels: royaume, humanité, approbation.

« Les substantifs individuels se subdivisent en trois ordres,

(1) Vrais principes de la langue française, tome 1, pages 45, 217.

en personnifiques, topographiques et chorographiques: Mars, Meudon, France. »

Faire du substantif et de l'adjectif deux parties d'oraison différentes, les séparer même par le traité du pronom, est-ce là poser de vrais principes?

Comme tout adjectif uniquement employé pour qualifier, est nécessairement uni à son substantif, pour ne faire avec lui qu'un seul et même sujet du verbe, ou qu'un seul et même régime, soit du verbe, soit de la préposition; comme on ne conçoit pas qu'une substance puisse exister dans la nature sans être revêtue d'un mode ou d'une propriété; comme la propriété est ce qui est conçu dans la substance, ce qui ne peut subsister sans elle, ce qui la détermine à être d'une certaine façon, ce qui la fait nommer telle; un grammairien vraiment logicien voit que l'adjectif n'est qu'une même chose avec le substantif, que par conséquent ils ne doivent faire qu'une seule et même partie d'oraison, que le nom est un mot générique, qui a sous lui deux sortes de noms, savoir, le substantif et l'adjectif.

On sera peut-être bien aise de savoir ce qu'on doit entendre par ces termes, appellatifs, généraux ou génériques, individuels, etc. Je vais tàcher de les expliquer d'après M. Du Marsais (1).

<< Il n'y a en ce monde, dit-il, que des êtres particuliers : le soleil, la lune, cette pierre, ce diamant, ce chien, etc. On a observé que ces êtres particuliers se ressemblaient entre eux par rapport à certaines qualités on leur a donné un nom commun à cause de ces qualités communes entre eux. Ces êtres qui végètent, c'est-à-dire, qui prennent nourriture et accroissement par leurs racines, qui ont un tronc, qui poussent des branches et des feuilles, et qui portent des fruits; chacun de ces êtres, dis-je, est appelé d'un nom commun arbre: ainsi arbre est un nom appellatif, ou général, du latin appellativus, appellare.

<< Le nom appellatif est opposé au nom propre ou individuel. Un tel arbre, ce noyer qui est devant mes fenêtres, est un individu d'arbre, c'est-à-dire, un arbre particulier. J'en dis de

(1) Voyez le mot appellatif dans l'Encyclopédie.

même de ce figuier, de cet amandier, ete.: comme ils se res-semblent entre eux par des qualités qui leur sont communes, générales, je puis donc les appeler du nom commun d'arbre. On les nomme appellatifs à cause de cette appellation commune aux individus de différentes ou de mêmes espèces.

« Animal est un nom appellatif qui convient à tous les individus de différentes espèces; car je puis dire ce chien est un animal bien caressant, cet éléphant est un gros animal, etc. On appelle, à cause de cela, animal nom de genre; mais chien, éléphant, lion, cheval, etc., sont des noms d'espèces.

« Les noms de genre ou génériques peuvent devenir noms d'espèces, si on les renferme sous des noms plus étendus, plus généraux, par exemple, si je dis que l'arbre est un être ou une substance, et que l'animal est une substance. De même le nom d'espèce peut devenir nom de genre, s'il peut être dit des diverses sortes d'individus subordonnés à ce nom, par exemple, chien sera un nom d'espèce par rapport à animal; mais chien deviendra nom de genre par rapport aux différentes espèces de chiens, tels que dogues, épagneuls, etc. Comme les noms substantifs et les noms adjectifs sont susceptibles de nombres, et que les noms de nombres sont ou substantifs, ou adjectifs, on ne doit pas faire une partie d'oraison particulière des nombres ; il est plus naturel d'en parler à l'occasion des noms, comme fait la Grammaire générale, la Grammaire de Regnier, etc. >>

:

Selon le P. Buffier (1), « il y a des adjectifs de nombre, savoir, un, deux, trois, etc.; car c'est une pure circonstance ou qualité de l'objet d'être en tel ou tel nombre mais si l'on dit quatre est la moitié de huit, quatre est alors substantif, parce qu'un même mot peut être adjectif ou substantif, mais sous différents regards. »

M. l'abbé Girard (2) reconnaît qu'il y a des adjectifs numéraux qui qualifient par un attribut d'ordre numéral; et il avoue même (3) qu'il a eu envie de renvoyer les nombres collectifs à l'espèce des substantifs, parce qu'ils énoncent

(1) N° 94.

(2) Tome I, page 367. (3) Tome II page 178.

en forme de dénomination. De son propre aveu, il est done inutile de faire du nombre une nouvelle partie d'oraison. D'ailleurs, comme en comparaison des autres discours celui des nombres est extrêmement court, M. l'abbé Girard aurait pu le faire d'une longueur plus raisonnable, en y insérant des choses essentielles qu'il a oubliées, entre autres la façon singulière dont nous nous exprimons sur les nombres.

Après vingt, trente, quarante, cinquante, nous mettons toujours et avant un: nous disons vingt et un chevaux, trente et un, quarante et un, cinquante et un, soixante et un, mais nous ne disons pas vingt et deux, vingt et trois; il faut cependant y faire sentir le t final comme s'il était suivi d'un e muet, et prononcer vingte-deux, vingte-trois. Nous disons soixante et deux, soixante et trois, ainsi de suite jusqu'à quatre-vingts, après quoi nous rejetons absolument et; car nous disons quatre-vingt-un, quatre-vingt-onze, etc., (qui se prononcent sans faire sentir le t final) (1). Serait-il impossible de supprimer cet et si inutile, et de rendre notre langue plus analogue? Si de bons auteurs voulaient donner l'exemple, ils seraient peut-être suivis peu à peu. Les joueurs de piquet s'accommoderaient les premiers de cette expression, car ils aiment à compter soixante. L'omission de et après ce nombre serait une petite peine épargnée : plusieurs prennent cette liberté.

Quelle bizarrerie encore dans la façon de compter nos livres et nos francs! Nous ne saurions dire deux francs, trois francs, cinq francs, et nous disons quatre francs, six francs, sept francs, etc. Il faudrait abolir le mot de franc, ou plutôt le mot de livre, pour venir à bout d'ôter ce radotage de notre idiotisme. Une grosse ou douze douzaines, la dime, les décimes et le dixième, sont autant de mots qui pourraient fournir quelques réflexions, etc.

(1) Voyez Jugements, tome II, page 163.

« AnteriorContinuar »