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Si l'on y réfléchit, on verra que cet art, ayant une fois été conçu, dut être formé presqu'en même temps; et c'est ce qui relève la gloire de l'inventeur. En effet, après avoir eu le génie d'apercevoir que les mots d'une langue pouvoient se décomposer, et que tous les sons dont les paroles sont formées pouvoient se distinguer, l'énumération dut en être bientôt faite. Il étoit bien plus facile de compter tous les sons d'une langue, que de découvrir qu'ils pouvoient se compter. L'un est un coup de génie, l'autre un simple effet de l'attention. Peut-être n'y a-t-il jamais eu d'alphabet complet que celui de l'inventeur de l'écriture. Il est bien vraisemblable que s'il n'y eut pas alors autant de caractères qu'il nous en faudroit aujourd'hui, c'est que la langue de l'inventeur n'en exigeoit pas davantage. L'orthographe n'a donc été parfaite qu'à la naissance de l'écriture; elle commença à s'altérer lorsque, pour des sons nouveaux ou nouvellement aperçus, fit des combinaisons des caractères connus au lieu d'en instituer de nouveaux ; mais il ; n'y eut plus rien de fixe, lorsqu'on fit des emplois différens, ou des combinaisons inutiles, et par conséquent vicieuses, pour des sons qui avoient leurs caractères propres. Telle est la source de la corruption de l'orthographe. Voilà ce qui rend aujourd'hui l'art de la lecture si difficile, que, si on ne l'apprenoit pas de routine dans l'enfance, âge où les inconséquences de la méthode vulgaire ne se font pas encore apercevoir, on auroit beaucoup de peine à l'apprendre dans un âge avancé ; et la peine seroit d'autant plus grande, qu'on auroit l'esprit plus juste. Quiconque sait lire, sait l'art le plus difficile, s'il l'a appris par la méthode vulgaire.

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Quoiqu'il y ait beaucoup de réalité dans le tableau abrégé que je viens de tracer, je ne le donne cependant que pour une conjecture philosophique. L'art de l'écriture des sons, d'autant plus admirable que la pratique en est facile, trouva de l'opposition dans les savans d'Egypte, dans les prêtres païens. Ceux qui doivent leur considération aux ténèbres qui enveloppent leur nullité, craignent de produire leurs mystères à la lumière; ils aiment mieux être respectés qu'entendus, parce que, s'ils étoient entendus, ils ne seroient peut-être pas respectés. Les hommes de génie découvrent, inventent et publient; ils font les découvertes, et n'ont point de secrets; les gens médiocres ou intéressés en font des mystères. Cependant l'intérêt général a fait prévaloir l'écriture des sons. Cet art sert également à confondre le mensonge et à manifester la vérité : s'il a quelquefois été dangereux, il est du moins le dépôt des armes contre l'erreur, celui de la religion et des lois.

Après avoir déterminé tous les sons d'une langue, ce qu'il y auroit de plus avantageux seroit que chaque son eût son caractère qui ne pût être employé que pour le son auquel il auroit été destiné, et jamais inutilement. Il n'y a peut-être pas une langue qui ait cet avantage; et les deux langues dont les livres sont les plus recherchés, la françoise et l'angloise, sont celles dont l'orthographe est la plus vi

cieuse.

Il ne seroit peut-être pas si difficile qu'on se l'imagine, de faire adopter par le public un alphabet complet et régulier; il y auroit très-peu de choses à introduire pour les caractères, quand la valeur et l'emploi en seroient fixés. L'objection de la prétendue difficulté qu'il y auroit à lire

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les livres anciens, est une chimère : nous les lisons, quoiqu'il y ait aussi loin de leur orthographe à la nôtre, que de la nôtre à une qui seroit raisonnable. 1°. Tous les livres d'usage se réimpriment continuellement. 2°. Il n'y auroit point d'innovation pour les livres écrits dans les langues mortes. 3°. Ceux que leur profession oblige de lire les anciens livres, y seroient bientôt stylés.

On objecte encore qu'un empereur n'a pas eu l'autorité d'introduire un caractère nouveau (le Digamma ou V consonne). Cela prouve seulement qu'il faut que chacun se renferme dans son empire.

Des écrivains tels que Cicéron, Virgile, Horace,Tacite, etc. auroient été en cette matière plus puissans qu'un empereur. D'ailleurs, ce qui étoit alors impossible, ne le seroit pas aujourd'hui. Avant l'établissement de l'imprimerie, comment auroit-on pu faire adopter une loi en fait d'orthographe? On ne pouvoit pas aller y contraindre chez eux tous ceux qui écrivoient.

Cependant Chilpéric a été plus heureux ou plus habile que Claude, puisqu'il a introduit quatre lettres dans l'alphabet françois. Il est vrai qu'il ne dut pas avoir beaucoup de contradictions à essuyer dans une nation toute guerrière, où il n'y avoit peut-être que ceux qui se mêloient du gouvernement qui sussent lire et écrire.

Il y a grande apparence que si la réforme de l'alphabet, au lieu d'être proposée par un particulier, l'étoit par un corps de gens de lettres, ils finiroient par la faire adopter : la révolte du préjugé céderoit insensiblement à la persévérance des philosophes, et à l'utilité que le public y reconnoîtroit bientôt pour l'éducation des enfans et l'instruction

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des étrangers. Cette légère partie de la nation qui est en droit ou en possession de plaisanter de tout ce qui est utile, sert quelquefois à familiariser le public avec un objet, sans influer sur le jugement qu'il en porte. Alors l'autorité qui préside aux écoles publiques pourroit concourir à la réforme en fixant une méthode d'institution.

En cette matière, les vrais législateurs sont les gens de lettres. L'autorité proprement dite ne doit et ne peut que concourir. Pourquoi la raison ne deviendroit-elle pas enfin à la mode comme autre chose? Seroit-il possible qu'une nation reconnue pour éclairée, et accusée de légèreté, ne fût constante que dans des choses déraisonnables? Telle est la force de la prévention et de l'habitude, que lorsque la réforme, dont la proposition paroît aujourd'hui chimérique, sera faite (car elle se fera), on ne croira pas qu'elle ait pu éprouver de la contradiction.

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Quelques zélés partisans des usages qui n'ont de mérite que l'ancienneté, voudroient faire croire que les changemens qui se sont faits dans l'orthographe ont altéré la prosodie; mais c'est exactement le contraire. Les changemens arrivés dans la prononciation obligent tôt ou tard d'en faire dans l'orthographe. Si l'on avoit écrit j'avès, francès, etc. dans le temps qu'on prononçoit encore j'avois, françois, avec une diphtongue, on pourroit croire que l'orthographe auroit occasionné le changement arrivé dans la prononciation; mais, attendu qu'il y a plus d'un siècle que la finale de ces mots se prononce comme un è ouvert grave, et que l'on continue toujours de l'écrire comme une diphtongue, on ne peut pas en accuser l'orthographe. Bien loin que la prosodie suive l'orthographe, l'orthographe ne suit la pro

so die

que de très-loin. Nous ne sommes pas encore devenus raisonnables pour que le préjugé soit en droit de nous faire des reproches.

assez

<< Je crois devoir à cète ocasion rendre compte au lecteur » de la diférence qu'il a pu remarquer entre l'ortografe du » texte et cèle des remarques. J'ai suivi l'usage dans le texte, » parce que je n'ai pas le droit d'y rien changer; mais dans >> les remarques j'ai un peu anticipé la réforme vers laquèle » l'usage même tend de jour en jour. Je me suis borné au >> retranchement des lètres doubles qui ne se prononcent » point. J'ai substitué des fet des t simples aus ph et aus th: » l'usage le fera sans doute un jour par-tout, comme il a déjà » fait dans fantaisie, fantôme, frénésie, trône, trésor, et » dans quantité d'autres mots.

>> Si je fais quelques autres légers changemens, c'est tou>> jours pour raprocher les lètres de leur destination et de >> leur valeur.

>> Je n'ai pas cru devoir toucher aus fausses combinaisons » de voyèles, tèles que les ai, ei, oi, etc. pour ne pas trop » éfaroucher les ieus. Je n'ai donc pas écrit conêtre au lieu de » conoître, françès au lieu de françois, jamès au lieu de jamais, » frèn au lieu de frein, pène au lieu de peine, ce qui seroit » pourtant plus naturel. La plupart des auteurs écrivent au» jourd'hui conaître, paraître, français, etc. il est vrai que » c'est encore une fausse combinaison pour exprimer le son » de la voyèle è, mais èle est du moins sans équivoque, puis» que ai n'est jamais pris dans l'ortografe pour une difton>>> gue, au lieu que oi est une diftongue dans loi, roi, gau>> lois, et n'est qu'un è ouvert grave dans conoître, paroître,

» François peuple, etc. Ce premier pas fait d'après un illustre

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