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par la dernière, et en rétrogradant, parce que la solution de la première dépend de l'éclaircissement des autres.

L'article se répète si souvent dans le discours, qu'il doit naturellement le rendre un peu languissant; c'est un inconvénient, si l'article est inutile: mais, pour peu qu'il contribue à la clarté, on doit sacrifier les agrémens matériels d'une langue au sens et à la précision.

Il faut avouer qu'il y a beaucoup d'occasions où l'article pourroit être supprimé, sans que la clarté en souffrît; ce n'est que la force de l'habitude qui feroit trouver bisarres et sauvages certaines phrases dont il seroit ôté, puisque dans celles où l'usage l'a supprimé, nous ne sommes pas frappés de sa suppression, et le discours n'en paroît que plus vif, sans en être moins clair. Tel est le pouvoir de l'habitude, que nous trouverions languissante cette phrase, la pauvreté n'est pas un vice, en comparaison du tour proverbial, pauvreté n'est pas vice. Si nous étions familiarisés avec une infinité d'autres phrases sans articles, nous ne nous apercevrions pas même de sa suppression. Le latin n'a le tour si vif, que par le défaut d'articles dans les noms, et la suppression des pronoms personnels dans les verbes, où ces pronoms ne sont pas en régime. Vincere scis, Annibal; victoria uti nescis. Cette phrase latine, sans pronom personnel, sans article, sans préposition, est plus vive que la traduction : tu sais vaincre, Annibal; tu ne sais pas user de la victoire.

Il y a d'ailleurs beaucoup de bisarreries dans l'emploi de l'article. On le supprime devant presque tous les noms de villes, et on le met devant ceux de royaumes et de provinces, quoiqu'on ne l'y conserve pas dans tous les rap

ports. On dit l'Angleterre, avec l'article ; et je viens d'Angleterre, sans article.

Si le caprice a décidé de l'emploi de l'article dans plusieurs circonstances, il faut convenir qu'il y en a où il détermine le sens avec une précision qui ne s'y trouveroit plus, si on le supprimoit. Je me bornerai à peu d'exemples; mais je les choisirai assez différens et assez sensibles, pour que l'application que j'en ferai achève de développer la nature de l'article.

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Dans la première phrase on apprend quelle est la qualité de Charles; mais on ne voit pas s'il la partage avec d'autres

individus.

Dans la seconde, je vois que Charles a un ou plusieurs frères.

Et dans la troisième, je connois que Charles est fils unique.

Dans le premier exemple, fils est un adjectif qui peut être commun à plusieurs individus : car tout ce qui qualifie un sujet est adjectif.

Dans le second, un est un adjectif numérique qui suppose pluralité, et dont le mot fils détermine l'espèce.

Dans le troisième, le fils marque un individu singulier. Il y a dans le second exemple unité, qui marque un nombre quelconque; et dans le troisième, unicité, qui exclut la pluralité.

Êtes-vous reine?

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Dans les deux premières questions, Reine est adjectif; la seule différence est que la première ne fait que supposer pluralité d'individus, que la seconde énonce expressément. Dans la troisième, Reine est un substantif individuel, qui exclut tout autre individu spécifique de reine dans le lieu où l'on parle.

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Dans le premier exemple, je vois que Luculle est qualifié de riche. Le nom propre substantif Luculle et l'adjectif riche ne marquent, par le rapport d'identité, qu'un seul et même individu.

Dans le second, l'adjectif riche ayant l'article pour prépositif, devient un substantif individuel, et le nom propre Luculle cesse d'en être un; il devient un nom spécifique appellatif, qui marque qu'il y a plus d'un Luculle. Luculle

le riche est comme le riche d'entre les Luculles.

Les paroles que Satan adresse à Jésus-Christ: Si filius es Dei, peuvent se traduire également en françois par cellesci: Si vous êtes fils de Dieu, ou si vous êtes le fils de Dieu, parce que le latin n'ayant point d'article, la phrase peut ici présenter les deux sens. Il n'en seroit pas ainsi dans une traduction faite d'après le grec qui avoit l'article, dont il faisoit le même usage que nous (1). Par conséquent les versets 3 et 6 du chap. iv de S. Mathieu, et le verset 3 du chap. iv de S. Luc, devroient se traduire : Si vous êtes fils de Dieu; mais le verset 9 de S. Luc doit être traduit: Si vous êtes le

(1) Voyez la Méthode de P. R. et le Traité de la conformité du langage françois, avec le grec, par Henri Etienne.

fils de Dieu, attendu que dans ce verset l'article précède le nom, us le fils, ce qui répond à l'Unigenitus, dans la question de Satan.

Il est certain que dans les phrases que nous venons de voir, l'article est nécessaire, et met de la précision dans le discours. Il ne faut pourtant pas s'imaginer que les Latins eussent été fort embarrassés à rendre ces idées avec clarté et sans article. Dans ces occasions, leur phrase eût peut-être. été un peu plus longue que la nôtre; mais dans une infinité d'autres phrases, combien n'ont-ils pas plus de concision que nous, sans avoir moins de clarté !

ils

pas pu

On dit que les Latins étoient réduits à rendre par une phrase générale, ces trois-ci : Donnez-moi le pain, donnez-moi un pain, donnez-moi du pain. Mais n'auroientdire? Da mihi istum рапет, unum panem, de pane. Quand ils disoient simplement, da mihi panem, les circonstances déterminoient assez le sens ; comme il n'y a que le lieu, ou telle autre circonstance, qui détermine Louis xv, quand nous disons le Roi.

Ce n'est pas que je croie notre langue inférieure à aucune autre, soit morte, soit vivante. Si l'on prétend que le latin étoit, par la vivacité des ellipses et par la variété des inversions plus propre à l'éloquence, le françois le seroit plus à la philosophie, par l'ordre et la simplicité de sa syntaxe. Les tours éloquens pourroient quelquefois l'être aux dépens d'une certaine justesse. L'à-peu-près suffiroit en éloquence et en poésie, pourvu qu'il y eût de la chaleur et des images, parce qu'il s'agit plus de toucher, d'émouvoir et de persuader, que de démontrer et de convaincre ; mais la philosophie veut de la précision.

Cependant les langues des peuples policés par les lettres, les sciences et les arts ont leurs avantages respectifs dans toutes les matières. S'il est vrai qu'il n'y ait point de traduction exacte qui égale l'original, c'est qu'il n'y a point de langues parallèles, même entre les modernes. Qu'il me soit permis de suivre cette figure: s'il s'agit d'aligner dans une traduction une langue moderne sur une ancienne, le traducteur trouve à chaque pas des angles qui ne sont guère correspondans. Il s'ensuit que la langue la plus favorable est celle dans laquelle on pense et l'on sent le mieux. La supériorité d'une langue pourroit bien n'être que la supériorité de ceux qui savent l'employer. L'avantage le plus réel vient de la richesse, de l'abondance des termes, enfin, du nombre des signes d'idées : ainsi cette question ne seroit qu'une affaire de calcul.

De tout ce qui vient d'être dit sur l'article, on peut conclure qu'il sert très-souvent à la précision, quoiqu'il y ait des occasions où il n'est que d'une nécessité d'usage: c'est sans doute ce qui a fait dire un peu trop légèrement par Jule Scaliger, en parlant de l'article, otiosum loquacissimae gentis instrumentum.

Je finirai ce qui concerne l'article par l'examen d'une question sur laquelle l'Académie a souvent été consultée ; c'est au sujet du pronom suppléant le et la, que je distingue fort de l'article. On demande à une femme : Êtesvous mariée ? Elle doit répondre : Je le suis, et non pas, je la suis. Si la question est faite à plusieurs, la réponse est encore: Nous le sommes, et non pas, nous les sommes. Mais si la question s'adressoit à une femme entre plusieurs autres, en lui demandant: Êtes-vous la mariée, la nou

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